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dans l’abolition de tous les autres, perçait et se faisait jour, avec une monotonie poignante : Eso se va ! Cela s’en va ! Tout s’en va, même l’Espagne ! On ne sait quelle voix intérieure, montant des abîmes de l’histoire, disait au peuple : « Il n’y a qu’une puissance au monde qui puisse empêcher tout de s’en aller, et c’est celle qui, de dix royaumes musulmans et de cinq ou six royaumes chrétiens, a fait une seule Espagne : c’est la monarchie ! »

Cette monarchie a réussi parce qu’elle est nationale. Les républicains ont beau rappeler que ce ne sont pas les Bourbons qui ont gagné sur les Almohades la bataille de la délivrance, à las Navas de Tolosa, au XIIIe siècle, ni repris Grenade aux rois maures ou réuni l’Aragon à la Castille, au XVe siècle, ni créé et soutenu l’immense empire espagnol, dans les deux hémisphères, sur tous les continens et tous les océans, au XVIe siècle ; ils ont beau dire même qu’avec l’avènement des Bourbons s’accentue et se précipite la décadence de l’Espagne ; les autres, les carlistes, ont beau jurer que ce Bourbon n’est pas le Bourbon légitime et que ce roi d’Espagne n’est pas le vrai roi ; il n’en est pas moins sûr que, mêlée depuis deux siècles aux malheurs et, si elle en a eu encore, aux grandeurs de l’Espagne, la maison de Bourbon ne saurait être étrangère en Espagne et, d’autre part, que, pour en être la ligne féminine, la dynastie actuellement régnante est tout de même celle des Bourbons. Nationale depuis Philippe V, la monarchie restaurée a réussi là où venait d’échouer la monarchie étrangère d’Amédée de Savoie, où eût échoué certainement, si elle n’avait renoncé à tenter l’aventure, la monarchie étrangère d’un Hohenzollern.

Mais il faut encore y revenir : la Restauration a réussi parce qu’elle a su et osé donner à l’Espagne non pas seulement la monarchie, qui est comme sa constitution naturelle et congénitale, non pas seulement une monarchie nationale — elle n’en supporterait pas d’autre — mais aussi, mais surtout une monarchie moderne, souple, flexible, dont le cadre pouvait s’élargir et qui s’accommodait aux temps. Non seulement cette monarchie nationale a garanti le maintien de l’unité nationale contre le carlisme et le régionalisme, toujours dangereux dans un pays de formation aussi hétérogène que l’Espagne, et, avec le maintien de l’unité, la paix civile et la stabilité de l’ordre social ; non seulement ces rois catholiques ont garanti suffisamment de catholicisme dans un pays qui ne peut se passer du catholicisme, même extérieur[1] ; mais aussi, mais surtout, cette monarchie moderne a garanti suffisamment de liberté religieuse dans un pays qui n’en tolérerait

  1. Voy. Francesco Guicciardini, Relazione di Spagna, Opero inedite, VI, 277.