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l’exposition de 1851, le déchaînement ne connut plus de bornes. La Mariana de Millais et surtout le Valentin et Sylvie de Holman Hunt furent couverts d’opprobres. On alla jusqu’à demander que les toiles pré-raphaélites, maintenant qu’il était bien prouvé qu’elles constituaient une insulte au goût public, fussent arrachées des murs de l’Académie avant la fin de l’exposition. Dans les écoles, on les signalait à la réprobation des élèves, et ceux-ci accueillaient les noms des P. R. B. avec des sifflets. Les familles des jeunes peintres rougissaient de honte. A chaque instant le vieil Hunt, vaquant à son commerce dans la Cité, rencontrait des amis qui lui pariaient dix livres que dans quinze jours le tableau de son fils serait jeté hors du salon. Plus d’un se demandait s’il n’allait pas céder devant l’indignation publique et partir pour l’Australie. Madox Brown qui n’avait pas voulu faire partie intégrante de la confrérie, mais qui s’y intéressait comme à sa fille, voyait avec désespoir toutes ses espérances ruinées et ses disciples aussi. Le pré-raphaélisme semblait perdu.

C’est alors que le jeune homme qui travaillait et veillait à Penmark Hill accourut à sa défense. Cœur chaud, esprit combatif, intelligence multiple et brillante, John Ruskin ne pouvait voir sans indignation une lutte aussi inégale, ni sans envie une occasion de livrer une étincelante bataille, seul contre tous, avec les armes merveilleuses que la nature et l’étude lui avaient mises entre les mains. Il ne connaissait pas les P. R. B., mais il n’avait pas été long à démêler dans leurs cris confus ce qui ressemblait à ses propres paroles, et, dans leurs essais défectueux, ce qu’ils promettaient de talent pour l’avenir. Les disciples rêvés étaient peut-être là. Il dit : « Que deux jeunes gens, âgés l’un de dix-huit ans et l’autre de vingt, aient conçu par eux-mêmes une méthode de travail entièrement indépendante et sincère et qu’ils y aient persévéré avec enthousiasme, quoi qu’on ait fait pour les en dissuader ou les empêcher, voilà qui est assez extraordinaire. Qu’après trois ou quatre années d’efforts, ils aient produit des œuvres sur bien des points égales aux meilleures d’Albert Dürer, voilà qui n’est peut-être pas moins étonnant. Mais la fureur et l’unanimité des huées avec lesquelles les critiques habituels de la presse les ont accueillies, la risée profonde, cruelle, stupide de ceux qui n’eussent pu faire ni l’une ni l’autre de ces choses étranges, voilà qui passe en étrangeté tout le reste. » Alors, dans deux lettres fameuses adressées au Times, John Ruskin saisit la critique officielle et la secoua rudement. On avait reproché aux P. R. B. leur perspective. C’est là une des très rares questions d’art susceptibles de démonstration. Ruskin déclara qu’il