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croissent sur ma tête et une large pierre pèse sur mes pieds : autour de moi des hêtres et des châtaigniers répandent leurs feuilles. » Le matin venu, elle court à la forêt avec sa vieille nourrice. Ses yeux tombent sur le couteau qui a servi au meurtre. Les deux femmes creusent, creusent encore, et trouvent le cadavre. Alors l’amante affolée, voulant à tout prix garder quelque chose du mort, tranche sa tête et l’emporte chez elle ; là, elle l’embaume et la cache dans un pot de fleurs, sous un plant de basilic que ses larmes gardent toujours vert. Dès lors, elle oublie tout pour ce basilic bien-aimé. Nuit et jour, elle pleure sur la plante qui grandit et fleurit merveilleusement. Ses frères s’en étonnent, ils cherchent ce qu’il y a sous le basilic, et « bien que la chose fût abjecte, avec une tache verte et livide,  » ils reconnaissent la tête de Lorenzo… Atterrés ils fuient, ils abandonnent leur patrie en emportant ce qui reste de la victime. — Mais Isabelle dépérit du jour où elle n’a plus avec elle la plante adorée. Et elle meurt demandant plaintivement à tous ceux qui l’approchent, aux pèlerins qui reviennent des terres lointaines, ce qu’on a fait de son basilic…

Tel était le drame dont chacun des pré-raphaélites devait reproduire une scène, en appliquant rigoureusement les théories de la nouvelle École : pas d’imitation des maîtres, aucune généralisation, chaque figure reproduite d’après un modèle et d’après un seul modèle, dessin aussi original, aussi individuel que possible, peinture sur toile blanche sans préparation, vérité poussée jusqu’à la minutie ; en un mot franchise et application : earnestness. Mais tandis que Rossetti discourait encore et que Hunt se disposait à étudier scrupuleusement chaque détail de son sujet, Mil lais avait bâti, esquissé et terminé son tableau. Aux expositions de 1849 qu’ils abordaient tous trois de front, seul Millais produisait une œuvre inspirée de Keats.

Cette œuvre, qu’on a revue, le printemps dernier, à l’exposition rétrospective du Gttildhall, à Londres, représente Isabelle et Lorenzo assis à la même table, celui-ci offrant à celle-là une moitié d’orange sur une assiette, tandis qu’en face, de l’autre côté, les deux frères, l’un on cassant une noix, l’autre en portant son verre à ses lèvres, jettent sur le couple des regards soupçonneux. Celui qui est le plus près de nous allonge au lévrier d’Isabelle un coup de pied qui oblige la pauvre bête à se coller contre les genoux de sa maîtresse. Le reste des invités du Festin d’Isabelle mangent ou boivent, sans s’occuper les uns des autres. On dirait une table d’hôte. Si des amoureux pouvaient s’apercevoir de quelque chose, Isabelle et Lorenzo remarqueraient la salière renversée sur la table, funeste présage ! derrière eux un serviteur attentif, serviette