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hommes de talent, fussent-ils aussi bien doués que Hunt, Millais et Rossetti, ne peuvent faire autant de bruit que cent médiocres, ils s’adjoignirent quatre autres frères pré-raphaélites : Michael William Rossetti, qui ne peignait pas ; Woolner qui ne peignait pas davantage, mais qui sculptait quelquefois, quand il n’était pas en Australie à chercher de l’or, les pieds dans l’eau glacée, la tête au soleil ; Stephens, qui finit par se confiner entièrement dans la littérature ; et Collinson, qui, après avoir vainement tenté de peindre une Elisabeth de Hongrie, se convertit au catholicisme et entra dans un séminaire où on le mit à cirer des bottes pour lui apprendre l’humilité. Plus tard, on remplaça les absens ou les désespérés par trois nouveaux venus : Deverell, Hughes et Collins. Mais ce n’étaient là que des comparses. Ils escortaient le trio des fondateurs, en ameutant la foule autour d’eux, en agitant des articles de journaux, en procurant la gloire du bruit à ceux que devait accueillir plus tard le bruit de la gloire. C’est Rossetti, Hunt et Millais qui avaient lancé le défi à l’art officiel ; c’est eux qui devaient livrer bataille et, étant donné leurs faibles ressources, vaincre ou disparaître.

Le champ de bataille choisi par eux était l’illustration du fameux poème de Keats : Isabelle ou le pot de basilic. On connaît cette plaintive histoire tirée de Boccace : « La belle Isabelle, la bonne et naïve Isabelle » était la sœur de deux riches marchands florentins. Dans leur maison, sous leurs ordres, se trouvait un jeune Lorenzo, beau comme tous les héros de roman. Le jeune homme et la jeune fille « ne pouvaient habiter dans la même demeure sans que leur cœur battît, sans qu’il ressentît quelque mal. Ils ne pouvaient s’asseoir à la même table sans éprouver combien il était doux d’être l’un à côté de l’autre. Ils ne pouvaient dormir sous le même toit sans rêver l’un de l’autre et sans pleurer la nuit. » Les frères d’Isabelle s’aperçurent bien vite de ce roman qui se déroulait sous leurs yeux et, comme ils voulaient marier leur sœur à quelque grand seigneur, et qu’ils vivaient à ces temps heureux pour les poètes où l’on ne recule pas devant les pires aventures, ils résolurent d’assassiner Lorenzo. Un beau matin, ils lui offrent d’aller chasser à courre du côté des Apennins « avant que le chaud soleil n’égrène sur l’églantine son chapelet de rosée. » Ils partent au galop, passent l’Arno, et là, dans une forêt a voisinant le fleuve, tuent Lorenzo et l’enterrent profondément. A leur retour, ils disent que le jeune homme a dû faire voile vers les régions lointaines. En vain, Isabelle leur demande s’il ne reviendra pas bientôt ; chaque jour, ils l’abusent avec de nouveaux contes. Enfin elle a un songe qui lui révèle la vérité. Elle voit apparaître Lorenzo qui lui dit : « Isabelle, ma douce amie, des airelles