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non-seulement du nôtre, il s’est rencontré rarement une puissance d’art plastique suffisante pour donner aux chefs-d’œuvre de l’art dramatique leur plus haute intensité de vie.

Je vais plus loin. Un enseignement plus général encore se dégage de ce que j’ai essayé de vous décrire. Comment se fait-il qu’à Bayreuth on atteigne ce qu’ailleurs on tente à peine ? Pour répondre à cette question, il ne suffit pas de parler des conditions spéciales qui règnent en ce lieu ou de l’extraordinaire capacité à laquelle se soumettent ici toutes les forces exécutantes. Cette capacité est elle-même au service de qualités supérieures qu’on pourrait appeler morales dans le meilleur sens du mot. Qu’est-ce qui fait échouer ordinairement ces entreprises humaines ? Pourquoi voit-on de grands efforts aboutir à des résultats piteux ? Ce sont au fond des misères auxquelles on sacrifie le principal. D’habitude on ne s’inquiète pas de la chose elle-même. Trop souvent elle ne sert que de prétexte à l’absence de talent et de tout sentiment élevé. On s’en empare pour donner libre cours à toutes sortes de vanités et d’intérêts. De là les indulgences, les compromis, la facilité avec laquelle on se contente des à peu près, du médiocre. Dans ce réseau de servitudes, on perd toute possibilité d’atteindre au bien ; on en arrive à ce système mensonger du bien d’apparence et d’apparat qui est en réalité le mal proprement dit. Mais ici règne une volonté ferme et inflexible de prendre la chose réellement-et véritablement au sérieux. Ce talent se met au service de cet idéalisme pratique et suprême. On considère comme nul et non avenu ce qui détermine habituellement la manière de penser et d’agir des hommes ; l’intérêt de la chose entre seul en ligne de compte. On y tient avec une énergie qui ne cède pas même sur l’épaisseur d’un cheveu. On s’oppose à tout écart de la ligne droite qui conduit au but. On parvient ainsi à secouer le joug des compromis et des mensonges, à pénétrer jusqu’à cette véracité libre où le vrai mérite est seul reconnu.

Il se peut que cette exécution du Lohengrin trouve aussi peu d’imitateurs immédiats que celle du Tannhäuser. L’action qui part d’ici n’en est pas moins incalculable. L’importance de ce qui se fait à Bayreuth ne se borne pas à la scène et à l’art. A quelque cercle d’activité qu’appartienne l’individu, il pourra se fortifier et s’édifier par ce qu’il a vu et vécu ici, pourvu qu’il reconnaisse l’esprit dans lequel on y travaille et l’on y crée.


Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.