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toute la mise en scène. La plus scrupuleuse attention a été donnée aux chœurs des comtes et des nobles, des hommes d’armes et des femmes. On s’est efforcé d’imprimer à leurs mouvemens multiples la plus grande vivacité possible. On a voulu qu’agissant sous des impulsions communes ou contradictoires, chaque membre des chœurs parût toujours libre et indépendant des autres et que les rapports de chaque individu avec l’action principale fussent toujours exprimés avec une clarté lumineuse. Ainsi on est arrivé à ce résultat que, malgré leur variété, ces chœurs se nouent en une chaîne vivante et forment un cercle fermé autour du grand événement dramatique. Il serait facile de voir dans cette manière d’animer et d’évertuer les chœurs une continuation ou un développement du chœur de la tragédie antique. Les héros du drame se détachent d’un puissant relief sur ce fond remuant de la vie populaire et nationale et forment ainsi, malgré leurs oppositions, un groupe distinct dans l’image totale. Ce grand contraste a été poursuivi jusque dans les costumes. Lohengrin et Eisa, Ortrude et Telramund dessinent leurs silhouettes en couleurs fortes et tranchées sur les teintes plus monotones et moins vives des masses populaires.

Un regard d’artiste pénétrant et profond a su démêler ici l’unique point de départ pour la juste solution du problème. Cette innovation devait avoir les plus heureuses conséquences. Ce rôle actif donné aux chœurs met en plein jour la vie puissamment guerrière et passionnée sans laquelle l’événement tragique ne serait pas compréhensible. L’ordonnance des scènes se dévoile maintenant à nous en sa raison profonde, et c’est grâce seulement à cette ordonnance que le véritable contenu du drame arrive à l’expression.

On a beaucoup discuté sur le recul de l’action au Xe siècle. Ce point s’explique maintenant. Il y a là plus qu’une question d’exactitude historique et de costume, il fallait ce recul pour introduire les conditions préalables du conflit tragique. Il fallait la présence encore vivante d’idées païennes en lutte avec le christianisme dont l’influence adoucissante et conciliatrice était à peine sensible au Xe siècle ; il fallait cette humeur sauvage et belliqueuse d’hommes hardis, bravant tout et se fiant à leur propre force ; il fallait ce désir violent d’activité personnelle et sans frein, ces âmes impétueuses que n’arrête aucun scrupule, toujours prêtes à risquer leurs biens, leur bonheur et leur vie pour la conquête du jour et le cri du moment. Afin de rendre l’action vraisemblable aux yeux du spectateur, il fallait montrer les effets sensibles de pareilles conditions sociales. Car, si les héros du drame dépassent notre humanité de toute la hauteur de leurs âmes, ils lui appartiennent néanmoins par leurs passions et leurs destinées. Lohengrin lui-même, qui descend dans ce monde troublé, passe, comme homme et comme héros d’une existence de rêve à la réalité vivante.

Maintenant seulement la mise en scène nous apparaît comme une