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établi avec une parfaite exactitude la provenance de toutes les œuvres d’art qui existent de par le monde. Les tableaux et les statues que nous étions le plus habitués à vénérer, ainsi les Raphaël et les Léonard du Louvre, tout cela est remis en question. Et il n’y a point de si petite peinture dans un si petit musée, qui, du jour au lendemain, ne risque de nous être présentée comme le chef-d’œuvre d’un des maîtres de l’art. Apparemment ces critiques ont médité le cas du célèbre Winckelmann, le fondateur de la critique d’art allemande, qui, pour ne s’être point suffisamment inquiété de la provenance exacte des œuvres qu’il étudiait, a établi les lois de la beauté grecque d’après des marbres romains de la décadence, et a pris pour des fresques antiques deux médiocres pastiches de Raphaël Mengs : ils ont médité son cas, ils ont craint de tomber dans les mêmes erreurs, et, pour y échapper, ils ont renié jusqu’à la dernière des traditions de Winckelmann. Une œuvre authentique, dûment signée et classée, cesserait, par là même, d’avoir aucun intérêt pour eux. Mais fort heureusement de telles œuvres n’existent pas : et toujours il se trouve quelqu’un pour contester à Rembrandt la paternité de la Ronde de nuit, pour attribuer à Jules Romain la Sainte Famille de François Ier, et la Belle Ferronnière au Milanais Beltraffio.

Mais ce n’est pas de cette partie critique des revues d’art allemandes que je voudrais m’occuper ici. Non point qu’il me manque la compétence qu’il y faudrait avoir : car il n’y faut proprement aucune compétence ; et les lecteurs de l’une des plus sérieuses parmi ces revues, le Zeitschrift fur bildende Kunst, ont pu y lire, ces temps derniers, une longue et intéressante étude où l’auteur, après avoir péremptoirement établi la provenance exacte de certains tableaux du musée de Strasbourg, restés jusqu’à présent anonymes, parlait en ces termes d’un tableau plus célèbre : « Le Christ sur son trône, de Rubens, est un tableau d’un effet de couleur très puissant, mais il ne provient pas en entier de la main du vieux maître d’Amsterdam. » Le premier venu, dans ces conditions, en saurait assez pour pouvoir disserter de tous les tableaux du monde. Mais c’est là précisément ce qui enlève à ce jeu une forte part de son intérêt. A mesure que l’on pratique de plus près cette forme nouvelle de la critique d’art, on se convainc plus profondément de sa vanité. J’admets volontiers qu’il n’y ait plus au monde, aujourd’hui, une seule œuvre d’art authentique ; mais je ne crois pas qu’il y en ait davantage demain ; et je sais en revanche qu’il y en a un certain nombre de belles, dont la beauté risquera de ne point me toucher autant qu’il faudrait, si je perds mon temps à m’inquiéter d’abord de leur authenticité. Et puis, à mesure que l’on pratique de plus près l’histoire de l’art, on voit mieux combien il serait à jamais impossible d’arriver à une certitude parfaite sur ces questions d’authenticité. C’est que les artistes d’autrefois n’étaient point des artistes, mais des