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« philosophie de la nature. » On a coutume d’en faire honneur à Rousseau ; c’est un honneur qui ne lui revient qu’en partie, mais qui appartient en propre à Diderot. Car c’est Diderot d’abord qui se vante d’avoir indiqué à Rousseau l’idée première du Discours sur les lettres, les sciences et les arts. Mais, ensuite, Rousseau n’accepta jamais le système qu’en y introduisant toute sorte de correctifs. Au tableau qu’il nous fait de « l’état de nature » il mêle des notions qui n’ont pas dans la nature leur origine. Il conserve la croyance à une âme immortelle : il rouvre la porte au sentiment religieux ; et c’est par où on peut faire tout rentrer. Diderot a le courage d’aller jusqu’au bout de sa théorie. Il convient de le lui laisser.

En fait, et depuis qu’il y a des hommes, ce qu’on a appelé des noms de religion, de morale et de politique, ce n’a été qu’autant de tentatives qu’on a essayées pour imposer une règle à leurs appétits et à leurs instincts. A mesure qu’on trouve à cette règle des assises plus solides et un couronnement plus élevé, on dit que la somme de la moralité s’augmente parmi Les hommes et qu’ils remplissent leur destinée. Mais de supporter la contrainte d’une règle, c’est justement de quoi Diderot est incapable. Par là chez lui tout s’explique, sa vie comme son œuvre, et cette guerre qu’il soutient contre toutes les formes de l’autorité. Il nous répète qu’il rêve d’émanciper l’esprit humain, qu’il travaille au progrès et au bonheur de l’humanité. Il en est persuadé, et nous ne demanderions pas mieux que de l’en croire. Encore faut-il savoir quel sens il attache à ces mots dont la sonorité est séduisante, mais la signification reste toujours un peu vague. C’est pourquoi il est bon d’avoir pénétré jusqu’au fond de sa pensée et jusqu’au principe secret auquel il se réfère. Cela donne la clé de beaucoup de choses. Mais aussi c’est alors qu’on refuse le bienfait d’une émancipation qui serait la ruine de toute règle, d’un progrès qui consisterait dans le retour à la nature, et d’un bonheur qui se réduirait à l’accouplement en liberté, — comme on se refuse à prendre la facilité d’humeur pour la bonté, le vagabondage de la pensée pour sa hardiesse, le bouillonnement du sang pour l’enthousiasme du bien, et la chaleur des esprits animaux pour le zèle de la vertu.


RENE DOUMIC.