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ne sont qu’à la surface et n’empêchent pas que Diderot n’ait eu, fût-ce pour son usage et pour celui de ses amis, un système lié. Il ne s’agit pas de savoir ce que Diderot, qui a tout dit, a pu dire en courant. Ce qui importe, c’est que dans toute la série de ses écrits, depuis les Bijoux indiscrets jusqu’au Supplément au voyage de Bougainville, et en passant par la Religieuse, par Jacques le Fataliste et par le Neveu de Rameau, comme aussi bien par la Lettre sur les aveugles et par le Rêve de d’Alembert, les mêmes idées se retrouvent concordantes et persistantes. — On nous dit encore qu’il ne faut pas attacher aux théories de Diderot plus d’importance qu’il n’en attachait lui-même. C’est l’avis de M. Faguet qui dans sa belle et pénétrante étude, allègue en faveur des idées de Diderot l’excuse d’un peu d’ivresse. C’est celui de M. Ducros qui serait disposé à y voir surtout les propos de table d’un « bourgeois polisson. » Nous n’avons garde pour notre part de traiter aussi lestement le chef de l’entreprise encyclopédique. Nous savons le respect qu’on doit aux maîtres.

Diderot commence par retirer à la morale tout support métaphysique. Successivement déiste, théiste et panthéiste, il a abouti à l’athéisme, et il s’y est tenu. Depuis le temps de la Lettre sur les aveugles, il considère l’idée de Dieu comme une hypothèse qui embrouille la question au lieu de la simplifier. Depuis lors, il ne variera plus, soit qu’il appelle Dieu « une mauvaise machine dont on ne peut rien faire qui vaille », soit qu’il voie en lui le plus détestable « montreur de marionnettes ». Autant qu’il est athée, Diderot est matérialiste. A peine lui arrive-t-il par hasard, — et par forme de galanterie, — de souhaiter que les molécules de son être continuent de vivre à travers la nature afin de s’y rejoindre avec celles de Sophie. Pour ce qui est de la croyance à une âme immatérielle et qui recevrait dans une autre vie ses récompenses ou ses châtimens, ce sont contes et inventions puériles dont il laisse à Voltaire la duperie. Il est déterministe convaincu, et fataliste autant que Jacques lui-même. Celui-ci « croyait qu’un homme s’acheminait aussi nécessairement à la gloire ou à l’ignominie, qu’une boule qui aurait la conscience d’elle-même suit la pente d’une montagne[1]. » C’est une idée que Diderot a reprise maintes fois pour son propre compte. L’intérêt est le seul mobile qu’il assigne à notre conduite et il n’apprécie nos actions qu’au point de vue de leur utilité. Encore y a-t-il moyen, dans la conception déterministe, d’édifier une morale, fût-ce une morale ascétique ; et Spinoza l’a prouvé. Une morale utilitaire n’est pas forcément immorale. Toute la question est de savoir comment on envisage l’objet de la vie et dans quoi on en fait résider le prix. Cette raison de la vie Diderot la trouve dans la vie elle-même et dans les jouissances positives qu’elle nous procure :

  1. Diderot, VI, 180.