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ordinaire. « J’abandonne mon esprit à tout son libertinage ; je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit, dans l’allée de Foi, nos jeunes dissolus marcher sur les pas d’une courtisane à l’air éventé, au visage riant, à l’œil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne s’attachant à aucune. Mes pensées ce sont mes catins. » On ne saurait s’exprimer avec plus de justesse et, j’allais dire, avec plus de convenance ; sous cette forme imagée et crue, le caractère vrai de la pensée de Diderot est rendu admirablement. C’est une pensée libertine, en quelque sens qu’on veuille prendre ce mot. Elle va au hasard, poussant partout sa pointe et ne séjournant nulle part. C’est bien pourquoi elle a été si souvent inféconde. — Car il est aisé de célébrer Diderot pour avoir été un grand éveilleur d’idées ; si l’on voulait faire entre ces idées le compte de celles qui étaient viables et qui en se développant sont parvenues jusqu’à nous et subsistent aujourd’hui encore vivantes, on s’exposerait à une sûre déception. Et si l’on comparait l’influence qu’a exercée Diderot avec celle d’un Bayle ou d’un Rousseau, d’un Voltaire même, d’un Montesquieu ou d’un Buffon, c’est alors qu’on s’apercevrait qu’il est un de ceux à qui la pensée moderne est le moins redevable. Son principal mérite, et il n’est pas médiocre, est d’avoir été curieux des sciences naturelles et de leurs méthodes. Avant Darwin, il a deviné le darwinisme. Il a exprimé en des formules souvent heureuses et déjà précises ce qu’on a appelé plus tard des noms de concurrence vitale, de continuité des espèces et d’évolution. En ce sens il a eu des intuitions de savant ou de poète. C’est sa part de gloire la plus incontestable et son meilleur titre à avoir approché du génie. Mais les opuscules où il a émis ces hypothèses et, comme il dit, ces « rêves », sont restés pour la plupart inédits et n’ont été connus que d’un petit nombre de lettrés ; ils n’ont pas contribué à l’avancement de la doctrine ; ils n’ont pas été dans le progrès des théories transformistes un chaînon nécessaire. La doctrine s’est formée et elle s’est constituée en dehors de lui. Pour ce qui est de ses idées sur les beaux-arts et sur le théâtre, elles sont si mêlées de vrai et de faux, qu’on ne sait si elles ont servi davantage à diriger ou à égarer la naissante critique d’art et qu’on n’arrive pas à marquer la part qui leur revient dans la formation de la moderne comédie de mœurs. On fait encore de Diderot le précurseur du réalisme ; mais à ce point de vue, on ne trouverait dans ses romans rien qui ne fût déjà dans ceux de Lesage, sauf pourtant que les gravelures y sont plus fréquentes et plus répugnantes. En sorte que c’est de notre naturalisme plutôt qu’on lui attribuerait justement la paternité. Mais de cela même il n’est pas seul responsable. C’est le sort de ses « idées libertines » qu’aucune d’elles n’a suffi à déterminer un mouvement et à créer un courant.

Reste son apostolat. Ici il faut convenir que la vertu n’eut jamais