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rend. Il nous fait admirer comme il est bon, vertueux, sensible et simple. Il se dépeint sous les traits d’Ariste : « On l’avait surnommé le philosophe parce qu’il était né sans ambition, qu’il avait l’âme honnête et que l’envie n’en avait jamais altéré la douceur et la paix. Du reste, grave dans son maintien, sévère dans ses mœurs, austère et simple dans ses discours[1]. » Il se compare à Socrate à Platon, à Caton… et aussi à Daphnis. Et sans doute il n’a pas donné le change sur la sévérité de ses mœurs ni sur l’austérité de ses discours ; ce à quoi au surplus il ne tenait pas beaucoup. Mais l’image qu’il a accréditée de lui-même est celle d’un homme excellent à qui il n’a manqué que la pratique des moindres vertus. — C’est à travers cette image de convention que vient encore de l’apercevoir son dernier biographe.

Dans l’étude brillante et légère qu’il consacre à Diderot, M. Joseph Reinach s’est défendu d’incliner au panégyrique. Il s’est efforcé, ayant subi, comme il dit, la « séduction » de Diderot, de la discuter. Il refuse d’en faire le grand génie du XVIIIe siècle et de déposséder en sa faveur « le roi Voltaire ». Même il hésite à saluer en lui un homme de génie, et croit plus prudent de s’en tenir à une formule qui est vraisemblablement de Diderot lui-même : « J’ai l’air d’un homme que le génie va saisir. » Il ne nie pas que l’auteur des Bijoux indiscrets, et d’ailleurs de tous les écrits de Diderot, n’ait été souvent un auteur licencieux. Il condamne franchement ses théories morales. Surtout il lui reproche d’avoir manqué de « goût », et il regrette qu’il n’ait jamais pu apprendre à danser. — Ces réserves faites, M. Joseph Reinach parle de Diderot suivant les indications mêmes que lui fournit son auteur et qu’il accepte de confiance ; il est sur Diderot précisément de l’avis de Diderot. Pour ce qui est de l’homme, « Diderot d’un bout à l’autre de sa vie a été le plus brave homme du monde ; il est capable de dévouement et même de sacrifice ; sa probité scrupuleuse n’a jamais fait tort d’un liard à personne ;… il a été bon fils, bon père, bon ami ; il n’a pas dépendu de lui qu’il fût un mari fidèle… Il est juste, fanatique d’équité… Dans sa jeunesse affamée, au contact des pauvres diables qui végétaient comme lui-même d’occasions et d’expédiens, il a appris la sainte indulgence. » Voici le philosophe : « Qui a plus agi et plus puissamment que lui ? Il a parcouru toutes les connaissances humaines et ouvert à l’esprit toute sorte d’horizons nouveaux… Il a été le plus magnifique éveilleur d’idées qui ait existé. » Et voici enfin le prédicateur de morale : « Non seulement il se conforme en ce qui le concerne aux règles de la plus sévère délicatesse, mais la vertu n’a jamais eu d’apôtre plus enthousiaste. » Ce sont ces points que nous voudrions examiner et sur lesquels nous essaierons de dissiper la légende. Car sans doute nous aimons Diderot, et il faut l’aimer, mais c’est à condition d’aimer davantage encore la vérité.

  1. Diderot, VII, 394.