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des sociétés dont ils font partie. C’est encore là un emprunt aux doctrines du socialisme allemand ; car c’est le dernier congrès de Berlin qui a condamné la coopération, en se fondant sur ce que les services partiels qu’elle peut rendre pourraient avoir pour effet de détourner les ouvriers du but définitif à atteindre, la révolution sociale. Est-il admissible que les ouvriers français n’aperçoivent pas l’illogisme d’un pareil langage, qui leur demande de sacrifier à la poursuite de l’inconnu une partie du bien-être qu’ils peuvent se procurer ? Du reste, il ne paraît pas que cette mise à l’index officielle ait porté préjudice aux sociétés coopératives : aucune n’a disparu par suite de la retraite de ses adhérens ; des sociétés nouvelles se constituent, et le personnel de toutes n’a cessé de s’accroître.

Tout l’effort des révolutionnaires tend à séparer les ouvriers des autres citoyens, à leur persuader qu’il y a un antagonisme irréconciliable entre leurs intérêts et ceux du reste de la société, et que l’amélioration de leur sort dépend uniquement du succès de la guerre qu’ils doivent faire sans relâche à la classe capitaliste, suivant l’épithète qu’il leur convient d’employer. Il nous paraît impossible que la réflexion ne fasse pas apercevoir quelque jour aux ouvriers français, comme il est arrivé aux ouvriers anglais, ce qu’il y a d’odieux et de coupable dans cette guerre des classes qu’on envenime jusqu’au point d’éteindre le patriotisme dans les cœurs, de renier la patrie, et de faire appel aux étrangers contre des intérêts nationaux et des concitoyens. Où est le grief sérieux qu’on peut invoquer pour justifier cette conduite ? Sommes-nous dans l’Inde, et les Français sont-ils parqués dans des castes séparées par des barrières infranchissables ? Ces classes entre lesquelles on répartit arbitrairement l’universalité des citoyens sont-elles fermées à personne ? Ne sont-elles pas, au contraire, ouvertes à tous, et un continuel mouvement de va-et-vient n’y fait-il pas entrer un certain nombre d’individus, tandis que d’autres redescendent à un niveau inférieur ? Cette inégalité des fortunes, qu’on invoque contre la société actuelle, est-elle le résultat d’un privilège ? n’est-elle pas uniquement la conséquence légitime du travail heureux, ou de l’économie, ou de l’esprit d’invention, ou du talent par lesquels tout citoyen peut améliorer sa position ? Quel homme arrivé à la cinquantaine n’est pas en mesure de citer des familles parvenues, d’échelon en échelon, à la fortune, et d’autres dont la prospérité s’est évanouie par suite des fautes de quelqu’un de leurs membres ? Où est le privilège, où est l’obstacle qui puisse décourager le plus humble citoyen dans cette société démocratique où le travail s’impose à tous comme une loi