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société, qui peut-être est un instinct plus développé de notre nature française, a pu contribuer à polir davantage la littérature ; mais il est probable encore que les chefs-d’œuvre de nos grands hommes sont venus à propos pour décrier les tentatives bizarres ou burlesques des époques précédentes, et pour tourner les esprits vers le respect de certaines règles éternelles de goût et de convenance qui ne sont pas moins celles de toute véritable sociabilité que celles des ouvrages de l’esprit. On nous dit souvent que Molière, par exemple, ne pouvait paraître que chez nous ; je le crois bien : il était l’héritier de Rabelais, sans parler des autres.


27 juillet. — J’ai loué des livres pour huit jours. J’ai mis le nez dans un livre de Dumas intitulé : Trois mois au Sinaï[1]. C’est toujours ce ton cavalier et de vaudeville, qu’il ne peut dépouiller en parlant même des Pyramides ; c’est un mélange du style le plus emphatique, le plus coloré, avec des lazzi d’atelier qui seraient tout au plus de mise dans une partie d’ânes à Montmorency. C’est fort gai, mais fort monotone, et je n’ai pu aller à la moitié du premier volume.

J’ai pris Ursule Mirouet, de Balzac : toujours ces tableaux d’après des pygmées dont il montre tous les détails, que le personnage soit le principal ou seulement un personnage accessoire. Malgré l’opinion surfaite du mérite de Balzac, je persiste à trouver son genre faux d’abord et faux ensuite ses caractères. Il dépeint les personnages, comme Henry Monnier, par des dictons de profession, par les dehors, en un mot ; il sait les mots de portière, d’employé, l’argot de chaque type. Mais quoi de plus faux que ces caractères arrangés et tout d’une pièce ? son médecin et les amis de son médecin ? ce vertueux curé Chaperon dont la vie sage et jusqu’à la forme de son habit, dont il ne nous fait pas grâce, reflète la vertu ? cette Ursule Mirouet, merveille de candeur dans sa robe blanche et avec sa ceinture bleue, qui convertit à l’église son incrédule d’oncle ?


21 octobre. — Ce Rubens est admirable ; quel enchanteur ! Je le boude quelquefois, je le querelle sur ses grosses formes, sur son défaut de recherche et d’élégance. Qu’il est supérieur à toutes ces petites qualités qui sont tout le bagage des autres ! Il a du moins, lui, le courage d’être lui ; il vous impose ces prétendus défauts qui tiennent à cette force qui l’entraîne lui-même et nous subjugue en dépit des préceptes qui sont bons pour tout le

  1. Le véritable titre de cet ouvrage en deux volumes, paru en 1888, est : Quinze jours au Sinaï, nouvelles impressions de voyage.