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plupart des grands maîtres. Cette qualité si rare, ce sang-froid animé, si on peut le dire, exclut sans doute les effets qui tendent à l’émotion. Ce sont encore là des particularités qui leur sont communes avec ceux de l’antique, chez lesquels la forme plastique extérieure passe avant l’expression. On explique par l’introduction du christianisme cette singulière révolution qui se fait au moyen âge dans les arts du dessin, c’est-à-dire la prédominance de l’expression. Le mysticisme chrétien qui planait sur tout, l’habitude pour les artistes de représenter presque exclusivement des sujets de la religion qui parlent avant tout à l’âme, ont favorisé indubitablement cette pente générale à l’expression. Il en est résulté nécessairement dans les âges modernes plus d’imperfection dans les qualités plastiques. Les anciens n’offrent point les exagérations ou incorrections des Michel-Ange, des Puget, des Corrège ; en revanche, le beau calme de ces belles figures n’éveille en rien cette partie de l’imagination que les modernes intéressent par tant de points. Cette turbulence sombre de Michel-Ange, ce je ne sais quoi de mystérieux et d’agrandi qui passionne son moindre ouvrage ; cette grâce noble et pénétrante, cet attrait irrésistible du Corrège ; la profonde expression et la fougue de Rubens ; le vague, la magie, le dessin expressif de Rembrandt : tout cela est de nous, et les anciens ne s’en sont jamais doutés.

Rossini est un exemple frappant de cette passion de l’agrément, de la grâce outrée. Aussi son école est-elle insupportable !


III

28 février 1858. — L’art grec était fils de l’art égyptien. Il fallait toute la merveilleuse aptitude du peuple de la Grèce pour avoir rencontré, en suivant toutefois une sorte de tradition hiératique comme celle des Égyptiens, toute la perfection de leur sculpture. C’est la libéralité de leur esprit qui anime et féconde ces froides images consacrées d’un autre art soumis à une tradition inflexible. Mais si on les compare aux modernes, travaillés par tant de nouveautés que la marche des siècles a amenées par, le christianisme, par les découvertes des sciences qui ont aidé à la hardiesse de l’imagination, enfin par suite de cette révolution inévitable dans les choses humaines qui ne permet pas qu’une époque soit semblable à celles qui l’ont précédée…

Les hardiesses téméraires des grands hommes ont conduit au mauvais goût ; mais chez les grands hommes, les hardiesses ont ouvert la barrière aux hommes futurs qui leur ressemblent. De même qu’Homère semble chez les anciens la source d’où tout a