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FRAGMENS
DU
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX[1]


I

25 mars 1855. — Je lis toujours le roman de Dumas, de Nanon de Lartigues[2] : je dors par intervalles, Ce roman est charmant au commencement ; puis, comme à l’ordinaire, viennent des parties ennuyeuses, mal digérées ou emphatiques. Je ne vois pas encore poindre tout à fait dans celui-ci les passages prétendus dramatiques et passionnés, comme il en introduit dans tous ses romans, même les plus comiques.

Ce mélange du comique et du pathétique est décidément de mauvais goût. Il faut que l’esprit sache où il est, et même il faut qu’il sache où on le mène. Nous autres Français, familiarisés depuis longtemps avec cette manière d’envisager les arts, nous aurions de la peine, à moins d’une très grande habitude de l’anglais, par exemple, à nous faire une idée de l’effet contraire dans les pièces de Shakspeare. Nous ne pouvons imaginer ce que serait une bouffonnerie sortant de la bouche du grand prêtre, dans Athalie, ou seulement la plus petite atteinte vers le style familier. La comédie ne présente le plus souvent que des passions très sérieuses dans celui qui les éprouve, mais dont l’effet est de provoquer le rire plutôt que l’émotion tragique.

Je crois que Chasles avait raison quand il me disait dans une

  1. Voyez la Revue du 15 avril 1893.
  2. Nanon de Lartigues, première partie du roman d’Alexandre Dumas : la Guerre des femmes, publié en 1844 dans la Patrie, et plus tard en deux volumes.