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du mariage s’est implanté jusque dans des tribus qui n’appellent même pas de brâhmanes à leurs cérémonies. Telle caste très basse, comme les Râmoshis, où la limite exogamique est marquée par le totem, a pourtant beaucoup emprunté aux brâhmanes, non seulement sa légende généalogique, mais l’interdiction du mariage des veuves. C’est renverser les termes que d’attribuer aux aborigènes la paternité de pareilles restrictions. Aux étapes primitives, l’organisation et la coutume se ressemblent aisément d’une race à l’autre ; le mécanisme social est trop rudimentaire pour être très divers. Encore faut-il se garder de prendre des emprunts tardifs pour un bien héréditaire.

Tout indique cependant que le voisinage, le mélange des aborigènes, n’a pas été sans action sur rétablissement de la caste ; action indirecte peut-être, mais puissante. Le choc des Aryens contre des populations méprisées pour leur couleur et pour leur barbarie ne pouvait qu’exalter chez eux l’orgueil de race, fortifier leurs scrupules natifs à l’endroit des contacts dégradans, doubler la rigueur des règles endogamiques, en un mot favoriser tous les usages et toutes les inclinations qui menaient à la caste. J’y comprends cet exclusivisme hiérarchisé qui couronne le système et qui, proprement, le transpose du domaine familial dans le domaine social et semi-politique.

Trop nombreux pour être entièrement asservis, les anciens maîtres du sol subirent l’ascendant d’un vainqueur mieux doué ; mais, là même où ils perdirent complètement leur indépendance ils conservèrent en somme leur organisation native. Enveloppés dans une sorte de conversion plutôt que réduits par une force centralisée, ils contribuèrent certainement à entretenir dans l’ensemble du pays ce caractère si particulier d’instabilité et de flottement. Les peuplades continuèrent à s’y coudoyer comme autant de menues nationalités à demi autonomes. Cette population aborigène opposait ainsi à l’éclosion d’un régime politique organisé un obstacle énorme qui n’a jamais été franchi ; par ses exemples elle servait la cause des institutions archaïques ; de toute façon, elle favorisait donc le maintien du régime sous lequel le vainqueur avait d’abord poussé son expansion. Plus tard, le mélange des deux races ne put qu’agir dans le même sens ; il prêta à ces précédens la force des habitudes et des instincts héréditaires. Le vieux cadre ne se consolidait-il pas au fur et à mesure qu’il ouvrait à plus de retardataires les portes de l’hindouisme ? Encore que modifiée en un régime de castes sous l’empire de conditions que je cherche à dégager, l’organisation de la tribu était un point de rencontre assez naturel, étant donné leur état de civilisation respectif, pour les conquérans et les vaincus.