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était fort à regretter. Un détail assez curieux peut donner une idée de l’insuffisance du représentant que la France laissait dans un des postes les plus importans qu’elle eût à remplir. A plusieurs reprises, La Touche, témoin de l’état d’agitation et d’inquiétude où Frédéric paraissait être depuis le commencement de la crise, au lieu d’y voir la preuve d’une vigilance prévoyante, l’attribuait à une incorrigible timidité et parlait de ce courage défaillant qu’il fallait toujours remonter. Rien n’était donc plus opportun et plus pressé que de faire choix d’un meilleur intermédiaire. Mais fut-il bien prudent de passer brusquement d’un extrême à l’autre, et à la place d’un officier d’un rang secondaire et d’une capacité si médiocre, de faire choix d’un grand personnage sur qui sa naissance comme son mérite allait tout de suite attirer tous les regards ? C’est pourtant le parti qu’on prit. On proposa solennellement à Frédéric de recevoir un ambassadeur extraordinaire expressément chargé de négocier le renouvellement du traité d’alliance et on désigna pour cette mission, publiquement annoncée, le petit-neveu de Mazarin qui passait pour porter dignement ce lourd héritage, et qui joignait à une capacité politique généralement reconnue des mérites littéraires très appréciés dans un temps où l’éclat des lettres faisait une grande partie de l’ascendant et du prestige de la France. Tels étaient les titres à l’estime générale que réunissait monseigneur le duc de Nivernais, pair de France, membre de l’Académie française, ayant géré avec honneur plusieurs ambassades, proche allié du maréchal de Belle-Isle, beau-frère du ministre Maurepas dont il avait partagé le crédit, mais sans le suivre dans sa disgrâce, car il était, malgré l’exil de ce ministre, resté l’ami et même le familier de la marquise de Pompadour.

Cette désignation, par son éclat même, avait un double inconvénient : d’abord c’était donner une grande publicité à une négociation qu’il aurait mieux valu laisser sous le manteau, c’était avertir tous les spectateurs et tous les intéressés que l’alliance de la Prusse était remise en question ; et il eût été préférable de laisser croire que, malgré les atteintes qu’elle avait reçues, elle subsistait encore, ce qui laissait à Frédéric l’embarras de faire le premier un acte ostensible pour s’en dégager. De plus, tous les momens étaient précieux et il importait de se hâter. Mais un haut seigneur comme le duc de Nivernais ne pouvait être expédié en diligence comme un courrier d’ambassade. Il demanda à prendre son temps pour étudier son terrain et préparer son apparition en Allemagne avec un équipage convenable. Il tint à avoir des instructions longuement élaborées, traitant toutes les questions relatives aux rapports des deux pays. On lui permit d’autant plus