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varie, suivant les lieux et les circonstances, avec une facilité qui semble ruiner la rigueur du précepte général ? Parallélisme tardif qui, dans deux courans si divergens d’ailleurs, la caste hindoue et la cité romaine, semble attester encore la parenté des origines.

Même dans la théorie, un homme de caste supérieure peut épouser des femmes de caste plus basse. Il n’en était pas autrement à Rome ou à Athènes. Le devoir d’épouser une femme de rang égal n’y excluait pas des unions avec des femmes de souche inférieure, étrangères ou affranchies. Tout semblable est dans la famille hindoue le cas de la femme çoûdrâ. Exclue par la théorie, elle ne l’est point dans la pratique, mais elle ne peut donner le jour à des enfans qui soient les égaux de leur père. Nous savons pourquoi. De part et d’autre se dresse entre les époux un obstacle irréductible, l’inégalité religieuse. Suivant Manon, les dieux ne mangent pas l’offrande préparée par une çoûdrà. À Home, il suffit de la présence d’un étranger au sacrifice de la gens pour offenser les dieux. La çoûdrâ est une étrangère ; elle n’appartient pas à la race qui, par l’investiture du cordon sacré, naît à la plénitude de la vie religieuse. Et, s’il est loisible aux hautes castes, à côté de la femme légitime, et de plein droit, d’épouser une coudra, encore l’union doit-elle être célébrée sans les prières consacrées. Dans la conception aryenne du mariage, les époux forment le couple sacrificateur attaché à l’autel familial du foyer. C’est sur cette conception commune que repose en dernière analyse l’endogamie de la caste hindoue, comme les limitations imposées à la famille classique.

Il est interdit de manger avec des gens d’autre caste, d’user d’alimens préparés par des gens de caste inférieure. C’est une des bizarreries qui nous surprennent. Le secret n’en est pas impénétrable. Il faut songer au rôle religieux que, de tout temps, les Aryens assignent au repas. Produit du foyer sacré, il est le signe extérieur de la communauté de la famille, de sa continuité dans le passé et dans le présent ; de là les libations, dans l’Inde les offrandes journalières aux ancêtres. Là même où, par l’usure inévitable des institutions, le sens primitif a pu s’atténuer, il reste bien vivant dans le repas funèbre, le perideipnon des Grecs, le silicernium des Romains, qui, à l’occasion de la mort des parens, manifeste l’unité indissoluble de la lignée.

Que le repas ait gardé pour les Hindous une portée religieuse, les preuves en abondent. Le brâhmane ne mange pas en même temps ni dans le même vase, non pas seulement qu’un étranger ou un inférieur, mais que sa propre femme, que ses fils non encore initiés. Il s’agit si bien ici de scrupules religieux qu’il est