Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 125.djvu/258

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’excellens juges militaires, eût été désastreuse en tout cas, même indépendamment des rigueurs d’un hiver précoce, a été la véritable cause de la perte de Napoléon. Jusque-là il n’avait commis aucune faute, pas même la guerre d’Espagne, qui ne pût être réparée. A Moscou, à la lueur du Kremlin en flammes, il reçut le coup mortel auquel il n’a pas survécu. A partir de ce moment fatal, son histoire n’est plus que celle d’une agonie gigantesque.


V

Jusqu’au bout Talleyrand hésita à croire à la catastrophe qu’il souhaitait et préparait par ses intrigues depuis Erfurt. On rapportait de lui des expressions de haine contre l’Empereur, des vœux ardens contre sa personne et son pouvoir, mais jamais des partis pris ou à prendre[1]. Pendant la campagne de France son principal souci est qu’on n’accorde des conditions trop douces au défenseur du territoire. Il écrivait dans ce temps-là de petits billets quotidiens à la duchesse de Courlande, « son cher ange », dans lesquels les nouvelles politiques se mêlaient aux effusions tendres. « Les puissances, écrit-il le 20 janvier 1814, ne sauraient prendre trop de sûreté dans le traité qu’elles feraient, si elles ne veulent pas être obligées à recommencer sur nouveaux frais l’année prochaine. Les mauvais restent toujours mauvais. Quand on a fait des fautes par la tête, tout est pardonnable ; quand on a péché par le cœur, il n’y a pas de remèdes, et, par conséquent, pas d’excuses. Adieu, vous qui avez bonne tête et cœur parfait, je vous aime de toute mon âme. » Brûlez ! ajoutait-il. L’avertissement était, en effet, destiné à être transmis à Alexandre. Craignant que la communication de la duchesse de Courlande fût interceptée, il chargea son ami Dalberg d’envoyer un gentilhomme royaliste fort entreprenant, Vitrolles, au camp des alliés afin de les prémunir contre les dangers d’une trop facile négociation et de hâter leur marche sur Paris.

Cependant Talleyrand ne se compromet pas lui-même. Son espérance, sous-entendue dans, tous ses billets, est que Napoléon sera tué. Tant qu’il est vivant et les armes à la main, il craint un retour de fortune, et il se tient coi. Sachant que Joseph a reçu l’ordre d’éloigner Marie-Louise de Paris, il se déclare contre cette erreur de conduite, certain de ne pas l’empêcher. Il ne se prononce enfin, il ne découvre ses ressentimens qu’après l’abandon de la capitale, par Joseph, aux intrigans, aux conspirateurs,

  1. Vitrolles.