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TALLEYRAND


I

Aux époques de crise surgit ordinairement un homme, parfois supérieur, parfois médiocre, que l’urgence de conclure rend, pour un moment fugitif, l’arbitre des événemens. En 1814 et en 1815, Talleyrand fut cet homme.

« Parler de Fénelon est un titre pour plaire », disait l’aimable Andrieux. Admirer Talleyrand donne un air de profondeur, presque un brevet d’homme d’État. Personne n’est cependant moins digne d’admiration. Non qu’il fût une de ces nullités dont l’élévation est une insolence de la fortune. Il était rempli de talent, éclairé, habile, fécond en ressources, lucide, sagace, souple, d’autant plus calme que les circonstances devenaient plus tragiques, d’un goût sûr, sachant observer, actif de pensée sous les dehors de l’indolence, sans cesse en éveil quoique jamais pressé. À l’entendre, l’homme d’État se forme par l’application à la jurisprudence, surtout à la théologie ; cependant il n’était pourvu que de connaissances limitées, si ce n’est en diplomatie et étiquette de cour, et son suprême éloge sur quelqu’un était : Il a de l’esprit. Il avait le droit d’en exiger, en ayant beaucoup lui-même. Seulement cet esprit absolument négatif ne valait qu’à mettre en œuvre et à polir les idées d’autrui. Stérile d’invention, né démolisseur, brouillon flegmatique, il n’était, livré à lui-même, malgré ses dons brillans, apte qu’à gâter, trafiquer, faire et défaire sans cesse, surtout à ne pas faire en paraissant beaucoup faire, incapable de rien créer si ce n’est la confusion et le désordre. Dès que les sujets s’élevaient au-dessus du lieu commun moyen, son intelligence s’essoufflait. Nul ne se trompait avec plus de facilité et ne pénétrait moins