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Chambre : « Quel talent ! Avons-nous un ministre à même de lui répondre ? » ne passe en province que pour un phraseur sans consistance. L’homme de province, qui habite les petites villes ou la campagne, — et nous parlons de l’homme éclairé, dont le suffrage cantonal fait un conseiller général, — a d’autres préoccupations. Il vit au milieu de réalités concrètes. Il a une profession qui l’absorbe pendant toute l’année, sauf huit jours après Pâques et huit jours après le 15 août. Les sessions des conseils généraux sont trop courtes pour qu’il ait le temps de sortir de lui-même et de se laisser aller à un rôle d’emprunt. Il reste homme d’affaires, homme pratique, homme de sens rassis, bon citoyen d’ailleurs, qui, ayant sollicité un mandat, le remplit honnêtement et consacre aux affaires départementales le temps qu’il faut pour les bien faire, mais pas davantage, car il a hâte de revenir à son travail quotidien.

C’est à ces conseillers généraux que la presse radicale s’est adressée pour les pousser à des démonstrations politiques. La campagne a été menée avec ardeur, et ceux qui l’ont dirigée en escomptaient d’avance les résultats. Leur espoir était d’éveiller l’amour-propre endormi des assemblées départementales et de leur inspirer une ambition envahissante. L’idée, pour chacune d’elles, de se constituer en un parlement au petit pied et de donner son opinion sur la politique générale, ne devait-elle pas les flatter toutes ? Les radicaux l’ont cru ; et ce qui s’est passé au mois d’avril dernier pouvait, dans une certaine mesure, entretenir chez eux cette illusion. À ce moment, une douzaine de conseils généraux avaient protesté contre cet « esprit nouveau » dont M. Spuller s’est fait l’apôtre, et qu’il vient encore de définir à Lille avec beaucoup de bon sens et d’éloquence. Au fond, l’esprit nouveau est l’esprit de tous les temps appliqué intelligemment à des circonstances nouvelles. Quoi qu’il en soit, les manifestations du mois d’avril étaient contraires à la loi, qui interdit aux conseils généraux les vœux purement politiques. Mais qu’importe la loi pour les radicaux ? Elle n’est une barrière que pour les autres. Enfin, on est en vacances ; les Chambres ne fournissent plus rien : il faut bien trouver ailleurs un aliment pour l’agitation politique. On a donc invité les conseils généraux à parler. Sur quoi ? La récente loi contre les menées anarchistes offrait un prétexte. Dieu sait tout ce que les journaux socialistes ont écrit sur cette loi ! Certes, elle n’est pas parfaite, et nous l’avons jugée sans enthousiasme ; mais ses adversaires mêmes, pour peu qu’ils aient quelque bonne foi, seraient tentés de la défendre en voyant comment on l’attaque. A entendre radicaux et socialistes, jamais les périodes révolutionnaires, jamais les lendemains de coup d’État n’en auraient produit de plus cruellement draconiennes. Tout le monde s’est mis à rire à la Chambre lorsque M. Pourquery de Boisserin, emporté par une fougue avignonnaise dont il n’avait pas mesuré les écarts, a reproché à nos ministres