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embarrasse les spectateurs pour mettre, à leur suite, les historiens même en défaut. C’est d’une part le conseil qu’il donne à plusieurs reprises à la France de prendre tout de suite une attitude agressive, dont la conséquence (qui assurément ne lui échappe pas) sera de rendre la guerre générale : et, en même temps, une précaution toujours adroitement prise pour que, si ses avis sont suivis, il ne soit pas obligé d’assumer lui-même le risque de concourir à leur exécution. Il fait, en un mot, tout ce qu’il faut pour étendre et enflammer le conflit, mais rien qui le compromette lui-même et l’engage à mettre son enjeu dans la partie.

Le voici, par exemple, qui dès le mois d’avril 1755, c’est-à-dire quand le Parlement anglais va se réunir, mande auprès de lui le ministre de France à Berlin, La Touche, agent (pour le dire en passant) assez médiocre et avec lequel, le jugeant tel, il entretenait en général peu de relations. Le prétexte de l’entretien était de lui remettre un nouveau modèle de canon de campagne que le ministre de la guerre, le comte d’Argenson, avait désiré connaître.

« Le roi de Prusse, écrit La Touche, m’ayant dit tout bas, mardi, à son audience, de le suivre dans son appartement lorsqu’il y entrerait, m’y a donné un entretien particulier d’une demi-heure qui a intrigué non seulement les ministres étrangers, mais aussi ceux du cabinet que ce prince n’avait pas prévenus. Comme on savait que Sa Majesté avait dit publiquement à Potsdam, et au souper de la reine, que la guerre entre les cours de France et de Londres paraissait inévitable, toutes les idées des curieux se sont fixées sur moi, et ils ont conjecturé que mon entretien avec ce prince avait roulé sur cette prétendue guerre, et de là beaucoup de raisonnemens vagues et que je n’ai pu mettre à leur véritable valeur. Le roi de Prusse m’a effectivement touché cette corde, mais après m’avoir remis lui-même un modèle en bois verni de canon de campagne avec tout ce qui est relatif à son service, et m’avoir donné des éclaircissemens sur son usage… « Eh bien ! me demanda ensuite ce prince, avez-vous quelques nouvelles détaillées de l’armement que vous faites à Brest ? » Et lui ayant répondu que je n’en savais rien que par les nouvelles publiques, il m’a dit : « Je vous confierai donc que j’ai appris par un canal bien sûr que tous les moyens de conciliation entre votre cour et celle de Londres paraissent aujourd’hui non seulement difficiles, mais impossibles à arranger. Les Anglais complètent leurs alliances en Allemagne et n’ont retardé [1]

  1. Pol. Corr., t. V, p. 56, 127, 143, 161 ; t. VI, p. 92, 102, 115, etc.