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règlement nous refuse le moyen de la présenter ; il faut se rabattre sur les deux autres. Je sais bien qu’il nous reste le recours à l’abstention ; mais un préjugé difficile à justifier taxe l’abstention fréquente de lâcheté, de manquement au devoir professionnel. Dans l’ordinaire de la vie, quand un mauvais plaisant ou un malintentionné nous propose le choix entre deux désagrémens, il paraît très naturel de répondre : Je ne choisis ni l’un ni l’autre, passez votre chemin. — A la Chambre, cette réponse du gros bon sens est mal prise. Le lapin doit opter entre la broche et la gibelotte ; il n’a pas le droit de dire : Je préférerais n’être pas mangé.

Il est pourtant de rares occasions où un vote nous permettrait d’exprimer notre sentiment intime. Rien de plus facile alors que d’affirmer son opinion, imagine le public. Erreur des gens du dehors. Le vote est habituellement le produit de trois facteurs : l’opinion du député sur le fond de la question, l’opinion qu’il suppose à la majorité de ses électeurs, la répercussion probable de ce vote sur l’existence du ministère. Ecartons le second de ces facteurs, la préoccupation électorale : elle est très commune, mais peu avouable ; elle n’a pas de prise sur les âmes héroïques. Reste l’angoisse quotidienne du parlementaire, ce scrupule honorable d’un bon citoyen, dépourvu d’ambition personnelle et de machiavélisme, convaincu que la stabilité gouvernementale est le premier besoin du pays ; la question de confiance le place perpétuellement entre le danger d’ébranler cette stabilité et le devoir de voter selon sa conscience et sa raison. Chaque fois qu’il jette un morceau de carton dans l’urne, il se demande si l’affirmation de son sens propre vaut le sacrifice du cabinet, il soupèse l’importance du principe en jeu et la gravité de la crise dont il sera responsable. Le député de l’opposition, s’il est de bonne foi, fait les calculs inverses : la mesure qu’il juge utile consolidera un ministère qu’il croit nuisible, comment voter ? Ces fréquentes épreuves de conscience expliquent ce que je disais plus haut, et ce qu’on a pu prendre pour une accusation d’inconsistance, du langage tenu dans les couloirs par ces mécontens d’eux-mêmes qui sortent de la séance furieux, en maudissant le vote qu’ils viennent de rendre pour prolonger une vie ministérielle ou pour la trancher plus promptement.

Est-il besoin d’ajouter que nous ne serions pas de notre temps, si la fermeté du caractère était aussi commune à la Chambre que l’intelligence ? La vie des couloirs n’est pas faite pour fortifier le caractère. Dans cet interminable bavardage, la volonté fuse en paroles. À ce frottement incessant et familier avec des adversaires, les convictions les mieux trempées s’usent, s’amollissent. Après quelques mois de promenades et de coudoiemens sous le