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C’est l’Œil-de-Bœuf de notre temps. Si Saint-Simon y revenait, il serait d’abord dérouté par les façons ; mais comme il avait l’habitude d’aller au fond des cœurs sous les beaux pourpoints, j’imagine qu’il se retrouverait vite en pays de connaissance, et qu’il se porterait garant de la ressemblance frappante que donnent aux hommes les mêmes préoccupations dans toutes les antichambres de tous les pouvoirs.

Je ne mentionne que pour mémoire la bibliothèque, oasis sacrée et silencieuse. Les sages volumes, oisifs sous la voûte peinte par Delacroix, sont à peine troublés dans leur recueillement par quelques passans affairés, qui viennent chercher en hâte un document dans les publications parlementaires.

Rentrons dans les couloirs. La discussion languit à la tribune : les députés s’évadent un à un de l’hémicycle. Sur le seuil des deux portes de droite et de gauche, les visages se détendent, les cigarettes s’allument, les groupes se mêlent. Ces groupes n’ont plus rien de commun avec ceux qui formaient sur les banquettes des fractions hostiles, exclusives. Là c’était une opinion politique, vêtement parfois léger et conventionnel, qui les différenciait ; ils sont réunis ici par la communauté d’origines provinciales, par le souci commun d’intérêts régionaux ou professionnels, par les affinités de tempérament, souvent plus puissantes que les affinités politiques. Tel retrouve chez des adversaires une famille d’esprits où il se sent plus à l’aise qu’il ne l’était au milieu de ses coreligionnaires. Ces hommes que vous avez vus tout à l’heure se menacer de la voix et du geste, le défi aux yeux, viennent maintenant les uns aux autres le sourire aux lèvres, les mains tendues. Qu’un ministre passe, et ceux qui l’agonisaient d’injures l’abordent en plaisantant, le félicitent de sa repartie, lui glissent une supplique. On rencontre certes des réfractaires, des convictions farouches ou des humeurs maussades qui ne désarment pas dans les couloirs ; mais fort petit est le nombre de ceux qui échappent à cette camaraderie.

Les rapports ont changé, et bien plus encore les paroles, les jugemens. Le discours que l’on applaudissait, la proposition que l’on appuyait de son vote, deviennent l’objet d’impitoyables critiques. Celui-ci parle avec ironie de la doctrine, avec amertume des gens qu’il a défendus. Cet autre s’exprime avec une modération bienveillante sur le compte des hommes et des idées qu’il attaquait violemment. Les clichés qu’on nous imposait du haut de la tribune comme des dogmes sacrés sont tournés en dérision. Tel nous montrait à l’instant le salut dans la liberté, qui implore ici un homme pour nous tirer du gâchis. Vérité en deçà de la porte, erreur au-delà. Au nouveau qui s’étonne, les vieux