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prépondérance des États-Unis, qui sont le siège et l’instrument de leur puissance. Ces grands chefs silveristes ou argentistes, ces Silver Kings, très peu nombreux, se trouvent donc les maîtres du marché. Tout dépend d’eux en l’espèce, sauf de rayer les faits accomplis, et de rendre à l’argent sa valeur perdue. Mais le sort de la monnaie blanche reste entre leurs mains.

Veulent-ils lui assurer un avenir, l’unique moyen est de changer leur fusil d’épaule et d’arborer franchement la cocarde de la loyauté financière. Désormais, plus de manœuvres subreptices pour profiter de l’écart énorme entre la valeur nominale de l’argent et sa valeur vraie ; plus de campagnes savamment conduites en vue de tourner la loi qui interdit la frappe au compte des particuliers ; plus de combinaisons fallacieuses ou hardies destinées à rétablir une circulation de monnaies dépréciées, au risque de chasser l’or du pays et de ruiner le crédit national. La campagne nouvelle, aussi vigoureusement menée que les précédentes, mais dans un sens opposé, devrait s’ouvrir avec cette plate-forme : « l’argent loyal et libre dans le bimétallisme libre et loyal », autrement dit : estimation de la monnaie blanche à sa valeur vraie, suppression du rapport légal entre les deux métaux.

Dès que les pouvoirs publics auraient ratifié ces vœux supposés du silverisme converti, rien ne s’opposerait à la liberté de la frappe, dont les abus ne seraient plus à craindre. Au lieu d’être reçu avec méfiance comme un intrigant suspect, ou de dormir inutile au fond des caves du Trésor et des banques, le dollar blanc, redevenu soudain l’honnête dollar, « le dollar de nos pères », reprendrait bravement sa place au soleil et sa légitime fonction monétaire dans le monde.

Les silveristes américains trouveront peut-être que tout cela ressemble fort à quelque amusant paradoxe, et on les voit d’ici esquisser un gai sourire à l’idée naïve de s’immoler spontanément, en victimes expiatoires, sur l’autel à peine instauré du néo-bimétallisme indépendant. Ce sacrifice volontaire serait-il pourtant aussi naïf que la première apparence le laisserait croire ? Les coups de loyauté sont parfois des coups de maître.

Le syndicat des silvermen se repose sur sa force. Il peut en effet entraîner l’opinion des masses et défier les résistances de la classe éclairée du pays. Il peut prendre une revanche prochaine de l’échec partiel que la ferme attitude du président Cleveland lui a infligé. Il peut obtenir du Congrès certaines mesures législatives de telle sorte que, pour un temps encore, l’argent soit comme la pieuvre de l’or national. Mais rien au monde ne l’empêchera de périr par sa victoire même, lorsqu’une crise décisive aura