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tentée par la philanthropie américaine s’applique au caractère des gens pour arriver ensuite à leur situation. L’ivrognerie est la plaie sociale ; eh bien, un ivrogne peut être enfermé à l’Inebriate hospital et traité médicalement jusqu’à ce qu’il ait pris son parti de travailler pour sa famille. J’ai rencontré à un jour fort élégant, auprès de la table à thé de cinq heures, une délicate jeune femme qui donnait tous ses soins à l’hôpital des ivrognes. J’ai vu plusieurs fois une des dames les mieux posées dans la société bostonienne qui s’est fait une spécialité de visiter la prison des hommes ; elle entre par permission spéciale dans les cellules, cause avec les condamnés, prend sur eux un empire extraordinaire. Elle est restée intrépidement enfermée seule avec un meurtrier dont on ne pouvait rien faire et qui, pas plus que les autres, n’a résisté à sa parole, à son énergique pitié. Il suffit de lavoir pour comprendre l’ascendant qu’elle exerce : encore belle sous ses cheveux blancs, avec des yeux d’aigle pleins de flamme, une sorte de brusquerie bienveillante, une expression de force, de passion, d’enthousiasme dans tout son être, c’est la fearlessness en personne ; elle ne craint rien et ne peut rien craindre. Le ton qu’elle prend n’est pas celui de l’exhortation douce et banale ; elle parle à ces réprouvés des tentations et des fatalités qui ne sont point épargnées à ceux qu’ils considèrent comme les privilégiés de ce monde ; elle leur fait sentir que tous les hommes sont semblables en somme, que tous doivent lutter, que pour tous la victoire est difficile. Je l’ai entendue, et je crois pouvoir me rendre compte de l’efficacité des moyens qu’elle emploie pour secouer les endurcis qui l’écoutent. L’un d’eux, sorti de prison après dix années et réhabilité à l’étranger, est venu lui dire, sous sa nouvelle apparence d’honnête homme, qu’elle seule l’avait préservé du désespoir, du suicide, que ce qu’il était devenu, il le lui devait. « Ceci, ajoute-t-elle en racontant le fait, est une de ces récompenses qui vous payent de tout. »

J’assiste à une séance de « l’Association des charités de Boston » laquelle a pour but d’assurer l’action harmonieuse des différentes œuvres de bienfaisance, d’empêcher la mendicité, d’étudier d’une façon toute scientifique les méthodes les mieux entendues pour le soulagement de la misère. Pas d’aumônes, mais des amis, telle est la devise de cette société. Elle procure des places, du travail, elle arrache de pauvres endettés aux griffes des prêteurs à gros intérêts, l’usurier étant, avec le whisky, le grand ennemi du peuple américain.

Cette année qui, par suite des paniques financières, de l’arrêt de la production et de la fermeture d’un grand nombre de fabriques, fut une année de souffrance exceptionnelle pour les