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incrédulité polie ne servit qu’à confirmer solidement ces dames dans l’opinion qu’elles se l’ont de la « légèreté française ». Mais sont-elles après tout bien persuadées de ce qu’elles affirment ? Je n’en suis pas sûre, mais en Amérique plus qu’ailleurs, on admet des vérités de convention, quand elles peuvent contribuer à l’hygiène morale ; et il est possible qu’en ne croyant pas au mal, on l’empêche jusqu’à un certain point. Les hommes, dans un pays où le mauvais sujet n’a point de prestige, tiennent à passer pour austères. Beaucoup, je crois, le sont réellement, grâce à différentes raisons : fermeté de principes, froideur de tempérament, activité de la vie, obsession des affaires, habitude prise de respecter dans la femme l’individu, avant même de s’apercevoir que l’individu est une femme, comme le disait joliment devant moi M. Paul Uourget. L’hypocrisie est le refuge des autres.

Ecartons ce sujet scabreux, qui ne serait pas supporté dans le salon où je vous ai conduit, un salon vert, long comme une galerie, avec des fenêtres aux deux bouts et une vue incomparable sur la rivière Charles. Dans la cheminée ouverte flambe un grand feu de bois à la française, ce qui n’empêche pas la douce chaleur d’un calorifère qui permet l’absence de portes remplacées par des rideaux relevés, de sorte que, de l’escalier apparent, les visiteurs arrivent sans bruit et sans cérémonie, prenant place dans la conversation qui se poursuit. Les bustes et les portraits d’amis célèbres semblent faire partie du cercle : Wordsworth, les Browning, miss Mitford avec son clair et frais visage de vieille fille anglaise, Charles Dickens, peint par Maclise dans sa jeunesse avec de longs cheveux et une féminine redingote qui le font ressembler à George Sand. Plus d’une fois Mr Fields, ainsi que sa femme, visita l’Europe ; Thackeray comme Dickens fut leur hôte à Boston ; voilà sa bonne figure aux traits ramassés, et ses larges épaules. Souvent une lettre autographe est encadrée sous le portrait : c’est le cas pour la merveilleuse photographie de Carlyle par Mrs Cameron, d’une expression si intense, si pathétique. Emerson réalise bien, au physique, l’idée d’immatérialité que je me faisais de lui. Mrs Fields, me conte une jolie anecdote : vers la fin de sa vie, il fut pris d’un singulier accès de curiosité ; il voulut savoir une fois ce que c’était que le whisky et entra dans un bar pour s’en faire servir : — Vous voulez un verre d’eau, Mr Emerson ? dit le garçon, sans lui donner le temps d’exprimer sa criminelle envie. Et le philosophe but son verre d’eau,… et il mourut sans connaître le goût du whisky…

Hawthorne, au contraire, est admirablement beau, d’une beauté solide, moustachue, chevelue, qui déroute un peu sur le