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la démonstration expérimentale qui ressort de ce verdict. Évidemment les lois antérieures étaient inefficaces, et il fallait en faire une nouvelle. La loi de décembre 1893 ne suffisait pas. C’est pour la première fois, croyons-nous, qu’on l’appliquait à une collection de malfaiteurs agissant les uns par la parole ou la plume, les autres plus brutalement par le fait. Y avait-il eu entre eux l’entente que la loi avait voulu punir ? Le jury ne l’a pas cru, sans doute parce qu’il a confondu l’entente avec le complot ou la conspiration. Que s’était proposé la loi du 23 décembre dernier, votée par la Chambre après l’attentat de Vaillant ? De déterminer la responsabilité de celui qui, par une propagande coupable, pousse au crime sans le commettre lui-même ou sans y participer matériellement. Est-ce que cette responsabilité n’existe pas ? Est-ce que l’écrivain qui propage les doctrines de l’anarchisme n’a pas sa part de solidarité dans les conséquences pratiques que d’autres en tirent ? On a lu, à l’audience, une lettre bien curieuse, dans laquelle M. Elisée Reclus déclarait nettement que le vol était un acte licite et que, la collectivité ayant le droit d’exercer ses reprises sur la propriété individuelle, l’individu pouvait lui aussi exercer partiellement son droit personnel. « Il faut, disait-il, faire entrer dans les esprits la morale nouvelle. » M. Elisée Reclus n’était pas en cause ; mais Jean Grave, à qui il avait adressé sa consultation sur le vol, siégeait sur les bancs des accusés. Il en était de même de Sébastien Faure, un autre doctrinaire de l’anarchie, qui s’est trouvé être un orateur habile, persuasif, éloquent, et dont la parole paraît avoir exercé une action très vive sur le jury. Sébastien Faure n’a jamais commis lui-même un acte criminel, seulement ses disciples le dépassent et appliquent ses théories. Tous ces hommes s’appuient entre eux, s’encouragent mutuellement, même sans se connaître, se donnent de l’argent les uns aux autres, sont en correspondance suivie, et le parquet, en les envoyant ensemble devant le jury, depuis Sébastien Faure et Jean Grave jusqu’à Ortiz et à sa bande de cambrioleurs, avait voulu rendre sensibles les rapports qui existent entre eux par des transitions et des dégradations successives. Il n’y a pas réussi. Le jury n’a pas admis la thèse du ministère public. Sur trente accusés, il en a acquitté vingt-sept, et n’a puni que trois criminels de droit commun. Les « intellectuels », — c’est ainsi qu’on appelle ceux qui se contentent de conseiller le crime, mais qui n’opèrent pas eux-mêmes, — ont tous échappé. Trente accusés à la fois, c’était trop sans doute, et M. l’avocat général Bulot n’est pas parvenu à faire suffisamment ressortir le lien, parfois un peu subtil, qui les rattachait les uns aux autres. Il a été évident dès la première audience qu’un assez grand nombre seraient mis hors de cause, mais on ne croyait pas que la proportion irait jusqu’à vingt-sept sur trente. L’expérience a prouvé que, dans la période de trouble moral que nous traversons, le jury n’est pas un instrument qui échappe à la critique, et c’est là, comme nous l’avons dit, la