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pouvait-il s’imaginer qu’une jeune fille comme celle-là, légère et coquette, s’accommoderait de ses ardentes idées, de sa fiévreuse jalousie, de son humeur inquiète, et de cette impressionnabilité maladive qu’il lui montrait dans ses lettres ? »

N’est-ce pas une chose étrange, en effet, cette puissance de Keats à garder au fond de son cœur un secret qui le rongeait, qui a fini par le tuer ! Et ne croyez pas qu’il y ait là une exagération de Severn, ou de M. Graham. Les lettres de Keats à miss Fanny Brawne témoignent assez de sa mortelle souffrance. « Le cœur d’Hamlet, lui écrivait-il, était plein du même mal que j’ai dans le mien, lorsqu’il criait à Ophélie : « Va, va, dans un couvent ! » En vérité j’ai hâte que tout soit fini. J’ai hâte de mourir. Je ne puis songer plus longtemps à ce monde ignoble auquel vous souriez. Je hais les hommes, et les femmes davantage encore. Je ne vois rien que nuages devant moi. Où que je passe l’hiver, en Italie ou dans le néant, ce Brown sera toujours près de vous. Supposez que je sois à Rome : sans cesse je vous y verrai, comme dans un miroir magique… Je ne puis me forcer à avoir confiance : le monde est décidément trop lourd pour moi. Je suis heureux au moins qu’il y ait le tombeau : et je vois que là seulement j’aurai un peu de repos… Je voudrais ou bien être dans vos bras, plein de confiance, ou bien que le tonnerre m’écrase. Que Dieu vous bénisse ! JOHN KEATS. »

Cette Fanny Brawne qui torturait de cette façon le cœur du poète, Severn la connaissait aussi. Elle était jolie, mais coquette et indifférente, et mieux faite certainement pour comprendre le jeune Brawn, un riche dandy, fils d’un marchand de la Cité, que ce mélancolique et silencieux poète avec ses grands yeux pleins de fièvre.

Shelley avait pour Keats une admiration que celui-ci, au dire de Severn, ne lui rendait pas : « On a mis son antipathie pour Shelley sur le compte de la jalousie ou même de l’amour-propre, Keats étant d’une condition sociale très inférieure à celle de Shelley. Mais aucun homme n’a été plus désintéressé que mon ami dans ses jugemens littéraires. C’est ainsi qu’il admirait passionnément Byron, lequel l’avait, pourtant, violemment attaqué. Mais les deux natures de Shelley et de Keats étaient essentiellement opposées. Keats était un pur et simple artiste ; Shelley était en outre, ou croyait être, un apôtre, un réformateur de l’ordre social. Et plus d’une fois j’ai entendu Keats lui reprocher de n’être pas davantage un artiste. »


Voici maintenant un poète qui n’est pas mort d’amour, mais de misère, et qui n’a pas eu, comme Keats, la consolation de laisser, en mourant, une œuvre immortelle. Bien rares sont aujourd’hui ceux qui connaissent autrement que de nom ce malheureux William Collins ;