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des excentriques, depuis Byron et Shelley jusqu’au républicain M. Swinburne, au socialiste M. William Morris, à l’anarchiste M. Barlas, qui partage sa vie entre ses propriétés d’Ecosse et les diverses prisons du Royaume-Uni.

La vie des poètes anglais est ainsi plus intéressante à connaître souvent que leurs œuvres mêmes. La belle galerie de portraits d’excentriques qu’on pourrait faire, en recueillant les biographies de quelques-uns d’entre eux ! Et il n’y en a point de si correct en apparence, au fond de l’âme duquel on ne découvre encore un élément de singularité, un recoin secret de folie ou de vice.

Je trouve précisément, dans les revues anglaises de ces mois derniers, de curieux renseignemens sur la vie et le caractère de trois poètes qui ont eu entre eux ce trait commun qu’ils sont morts très jeunes, après de terribles années de douleur physique et d’angoisse morale.

L’un d’entre eux est un grand poète, le plus grand des poètes anglais, peut-être, pour la douceur, l’angélique pureté de ses chants. C’est ce malheureux Keats dont j’ai cité ici, il y a quelques mois, une lettre si touchante sur la mort d’un de ses frères. Lui-même est mort à vingt-cinq ans : de phtisie suivant les uns, suivant d’autres du chagrin que lui aurait causé un article de la Quarterly Review. Keats était en effet phtisique, et il est vrai que cet article, froidement et méchamment injurieux, l’a beaucoup affecté. Mais c’est ailleurs qu’il faut chercher la vraie cause de sa mort prématurée. Tel était du moins l’avis de son ami le peintre Severn, qui l’avait vu mourir, et qui, lui ayant survécu près d’un demi-siècle, s’est un jour ouvert, sur le compte de son ami, à M. William Graham, l’infatigable interviewer, l’auteur de ces Souvenirs sur Jane Clermont que j’ai naguère signalés. M. M. Graham, dans la New Review, nous transmet enfin les confidences du vieux Severn sur la mort de Keats :

« La vie de Keats était désormais impossible. Je l’ignorais alors, mais maintenant je le comprends. La publication récente de ses lettres à Fanny Brawne m’a tout expliqué. Je m’étonnais aussi de voir que l’air de Rome ne lui apportât aucun mieux ! Non, ce n’est ni la phtisie, qui était fort peu développée chez lui à son départ d’Angleterre, ni l’article de la Quarterly qui l’ont fait mourir. Je devinais bien qu’il y avait en lui quelque chose qu’il ne m’avouait pas, et qui le tuait. Keats est mort d’amour, si jamais un homme a pu mourir d’amour.

— Et n’a-t-il jamais fait aucune allusion à son amour ? demande M. Graham.

— Jamais il ne m’en a dit un mot. Et je le regrette, car peut-être une confidence l’eût-elle soulagé. Le malheureux n’a fait que des fautes, dans cette seule aventure d’amour qu’il ait eue. Comment