testamentaire de celui-ci, lord Sheffield, n’avait cru devoir publier qu’une partie de ces Mémoires, et il avait, en mourant, interdit la publication des papiers que lui avait laissés son ami. Mais M. Harrisson estime que cette interdiction n’a plus sa raison d’être. Il est temps qu’on dépouille à nouveau les manuscrits de Gibbon, et qu’on nous fasse connaître ceux d’entre eux qui peuvent offrir quelque intérêt pour nous. Aussi bien tous les critiques ont-ils été frappés du changement qui s’était fait, aux dernières années de sa vie, dans le style du grand historien : style qui, sans cesse, devenait « plus nerveux et plus souple, avec plus d’aisance et de légèreté ».
Et cette question du style est d’une importance exceptionnelle quand il s’agit de Gibbon : car c’est surtout, c’est presque exclusivement à ses qualités d’écrivain que l’auteur de l’Empire romain doit le haut rang qu’il occupe dans l’histoire littéraire de son pays. Comme le dit M. Harrisson, « il était, avant tout, l’artiste et insomnie qui transforme des masses de documens en un tout vivant et glorieux ; son œuvre est d’un littérateur, bien plutôt que d’un philosophe, et comme telle il convient de la juger. L’art de Gibbon ne peut être comparé qu’à celui du poète épique. Et quelle vigueur, quel souffle, quelle harmonie, dans toutes les phrases de ce livre immense ! Et quelle pureté, quelle propriété d’expression ! Pas un mot qui ne serve, qui n’ait son emploi prévu et déterminé. On peut relire l’ouvrage quinze fois, à la seizième on découvrira encore des détails qu’on avait négligés. »
Considéré à ce point de vue, son livre est le plus parfait qu’ait produit la littérature anglaise. Je ne vois à lui comparer, chez nous, que le Discours sur l’Histoire universelle, cette autre épopée historique. Et il ne faut pas moins que ce magnifique talent de composition et de style pour faire pardonner à Gibbon l’étroitesse de ses idées, ses préjugés anti-chrétiens, son cynisme qui toujours le porte à déprécier les plus purs sentimens et les actions les plus généreuses ; car, chose assez étonnante, cet homme qui écrivait à la manière de Bossuet pensait à la façon du baron d’Holbach.
La chose, après tout, est moins étonnante en Angleterre qu’elle ne le serait en France. Elle y est, en tout cas, moins rare et plus excusable. Car dans un pays où les conventions sociales et mondaines sont restées aussi fortes aujourd’hui encore qu’elles l’étaient chez nous au XVIIe siècle, on comprend que la plupart des grands esprits se soient mis résolument en révolte contre elles. Le catholicisme du cardinal Newman et l’athéisme de Shelley — pour ne plus parler de Gibbon — résultent ainsi des mêmes sentimens et sont le fait d’âmes semblables. Et de là vient qu’un si grand nombre de poètes anglais ont été