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Ici toute la nouveauté consiste en ce qu’on a rompu avec le personnel ordinaire des romans d’amour. Ce sont, quand on y songe, d’assez médiocres types et de pauvres exemplaires de l’humanité que ceux dont les romanciers d’aujourd’hui ne se lassent pas de nous représenter l’image. C’est d’une part le don Juan bourgeois qui s’est assigné pour seul emploi de ses facultés de chercher l’amour ; mais parce qu’il le cherche il ne peut le trouver et la liste de ses conquêtes n’est que le bilan de ses déceptions. C’est d’autre part colle qu’on appelait jadis la femme incomprise, qui est devenue la curieuse ou la névrosée, et dont les perversités semblent l’énigme toujours attirante et jamais déchiffrable. L’énigme n’est-elle pas beaucoup moins obscure qu’on n’a d’intérêt à le dire, et ces inquiétantes perversités ne sont-elles pas faites d’élémens assez simples et fort grossiers ? Toujours est-il que la passion échappe à ces professionnels de l’amour. Mais il est des êtres qui pour avoir évité la souillure du plaisir ont gardé intactes des énergies qu’eux-mêmes ils ignorent. Doués d’une véritable noblesse d’âme ils sont incapables des compromis qui protègent les autres contre les grandes catastrophes. Ils ne savent pas faire de leur existence deux parts et respecter les convenances en violant les devoirs. Ils comptent pour rien la satisfaction des sens qui laisse le cœur inoccupé, et dédaignent de s’attacher par des liens qui pourraient se relâcher. Trop généreux pour se réserver ils s’engagent tout entiers et n’exigent pas moins qu’ils ne donnent. Ce qu’il y a de meilleur en eux, leur désintéressement, leur sincérité, leur vertu est justement ce qui fera leur perte. Ils seront désarmés contre un danger auquel ils ne s’étaient pas préparés et qui les heurte à l’improviste. Ce qu’il faut souhaiter à ceux-là, c’est qu’ils n’aiment jamais, et c’est qu’ils emportent avec eux les trésors insoupçonnés que leur cœur enfermait. Car ils ne s’arrêteront pas à mi-chemin. Mais ils iront jusqu’au bout, jusqu’au bout du chemin bordé de beaucoup de ruines et qui s’achève en calvaire.

Le docteur Morgex, dans la Sacrifiée, aime Clotilde Audouin qui est la femme de son ami. Il n’y a rien entre eux qu’une jolie intimité d’âme ; et la pensée même de la faute ne leur est pas venue. Mais les circonstances ont d’ironiques tentations ; elles tissent autour de nos volontés des pièges inextricables et subtils. Audouin est de complexion sanguine, mange plus que de raison et boit d’autant. L’apoplexie le frappe ; la paralysie terrasse et torture son pauvre corps. Morgex le soigne avec le dévouement le plus actif et la prudence la plus scrupuleuse. Un jour, entraîné peut-être par une aberration ou peut-être cédant au conseil secret de l’être caché en lui, il administre au malade autant de morphine qu’il en désire et juste autant qu’il en faut pour le tuer. Au bout de quelque temps il épouse Mme Audouin. Va-t-il être heureux ? Jouira-t-il de ce bonheur acheté au prix d’un acte que sa conscience lui reproche comme un crime ? Le remords commence à ne plus lui laisser de