Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/937

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il concevait de la réalité qu’il lui a été donné d’étreindre. C’est peut-être que les poètes ont menti en nous imposant un mirage de leur imagination, une illusion née du jeu des mots et de la musique des rythmes. Ou peut-être est-ce que le temps est passé de l’amour, et qu’une humanité trop réfléchie et consciente d’elle-même est devenue incapable de s’y oublier. « Les sentimens se transforment comme les idées, et l’amour d’aujourd’hui ne ressemble pas plus à celui d’hier que nos formes politiques ne ressemblent à celles du passé. L’intelligence l’atténue et l’embellit, le baigne de teintes neutres, lui enlève ses violences, ses excès, ses scories. Elle le cultive comme une fleur rare, raffinant sa forme et son parfum ; elle disserte et raisonne avec lui, ajoutant aux charmes qu’il possède celui des belles pensées dont elle le décore[1]… » Cet amour, tel qu’il est ici décrit, où l’intelligence est de moitié pour le moins avec le cœur, où les sens n’ont presque point de part, ce n’est qu’une affection très douce, très tendre, plus voisine de l’amitié que de la passion. Apparemment faut-il que nous nous en contentions pour être venus trop tard dans un siècle trop vieux. Sous un double aspect le mal est au fond le même et provient des mêmes causes : nous ne pouvons plus croire et nous ne savons plus aimer.

Tel est le chemin que parcourait la pensée de M. Édouard Rod sans qu’il eût encore osé s’attaquer à la réalité vivante. Il réfléchissait sur les conditions de notre destinée et sur les états de l’âme d’aujourd’hui, et sa méditation se tenait dans l’abstrait. Les idées que nous avons essayé de résumer ne lui sont pas toutes personnelles, et plusieurs lui sont venues des livres qu’il a lus. M. Rod a beaucoup lu ; comme un de ses héros, il pourrait dire : « Mon cerveau est plein de livres. » Le même personnage déclare avec une négligence qui effraie un peu notre paresse : « J’ai apporté mes livres favorisées cinq ou six cents volumes où se trouve résumée l’histoire de la pensée humaine et qui peuvent suffire aux curiosités de toute une vie[2]. » Cinq ou six cents volumes ! cela fait beaucoup de livres de chevet… Mais peu importe. Ou plutôt il est bon que nous ayons laissé d’abord la pensée d’autrui éveiller la nôtre. Surtout il est singulièrement profitable pour l’esprit qu’il ait d’abord embrassé de larges horizons et qu’il se soit étendu aux considérations générales avant de se fixer dans l’étude des cas particuliers. Ses travaux de critique et de moraliste un peu dissertant ont été pour M. Rod une excellente préparation à son œuvre propre du romancier. Dans cette œuvre une originalité va nous apparaître qu’on ne s’attendait peut-être pas d’y rencontrer. La Sacrifiée, la Vie privée de Michel Teissier, la Seconde Vie de Michel Teissier, le Silence, sont des livres de passion, les seuls peut-être qu’on puisse trouver dans la littérature de ces derniers temps, si fertile soit-elle en histoires amoureuses.

  1. Les Trois Cœurs, p. 289.
  2. La Course à la Mort, p. 287.