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jusqu’au bout de notre rôle d’hommes, si nous n’avons pas été en sympathie avec tous les hommes. Certains l’ont pu faire, qu’on a appelés des apôtres, des martyrs et des saints. Ils avaient la foi. À défaut de la foi que nous avons perdue, ne pourrions-nous trouver parmi les lois que la science a formulées ou parmi les conceptions dont s’est enrichie l’âme moderne la base qu’il nous faut pour nous élever à l’amour de l’humanité ? On parle du progrès de l’espèce. « Mais le progrès de l’ensemble reposant sur la souffrance des individus, cela me paraît un de ces lieux communs que des esprits peu subtils inventent afin que d’autres, moins subtils encore, les imposent à la bêtise humaine. » On invoque le principe de la solidarité. Mais il se commet chaque jour par le monde des actes dont je ne me sens pas solidaire ; et ce n’est pas seulement l’âme du criminel, c’est l’âme de tant d’autres, ignorans de mes inquiétudes, indifférens à mes soucis, qui me reste étrangère. À la date la plus récente on s’est avisé qu’il y a une religion de la souffrance. Mais cette religion n’est pas davantage à notre portée. Ses dogmes nous sont également inaccessibles. Il ne suffit pas d’ouvrir les yeux sur les maux des autres pour que le désir s’éveille en nous de les soulager. Cette pitié à laquelle on nous convie et à laquelle nous ne nous refusons pas reste tout de même inefficace. Car il lui manque le levain de la religion. C’est à quoi tout aboutit : à constater tout à la fois la nécessité et l’impossibilité de croire. Aux dernières pages du Sens de la vie et en manière de conclusion M. Édouard Rod a transcrit les paroles de l’oraison dominicale que le héros murmure des lèvres. Mais il les murmure des lèvres seulement. Cela même marque exactement la place où s’arrête l’écrivain dans le moderne mouvement de renaissance spiritualiste. Ne pouvant s’accommoder des négations de l’époque précédente il se prête sans doute à ce « courant positif » qu’il a lui-même contribué à déterminer et qu’il travaille à renforcer. Mais il ne s’y abandonne pas. Il sait les limites qu’il ne peut dépasser. S’il a des amis parmi ceux qui s’intitulent les néo-chrétiens, il n’est pas l’un d’eux. Sa raison est trop exigeante pour qu’il se contente des effusions du sentiment. Son intelligence est trop éveillée pour qu’il consente à se payer de mots. Il s’arrête au désir, à l’aspiration vers une foi qui ne sera jamais la sienne.

Reste l’amour tel que les poètes l’ont chanté. Il peut si bien être pour la vie un objet qui la remplisse, que ceux qui l’ont connu ont perdu le goût de tout ce qui n’est pas lui et qu’ils ont souhaité de mourir. Encore faut-il pouvoir le rencontrer, et rien ne diffère plus de l’amour que tant de contrefaçons médiocres qu’on décore de son nom. On s’épuise à en poursuivre l’ombre à travers des aventures banales. Mais où sont les joies qu’on s’en promettait, les extases d’où l’on attendait un agrandissement de son être, les voluptés où l’on avait rêvé de s’anéantir ? On est resté très maître de soi, très clairvoyant, et l’esprit, qui n’a cessé de veiller, a mesuré toute la distance qui sépare l’idéal