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sentent leur énergie brisée à jamais, c’est qu’ils n’étaient pas capables de devenir des hommes ; ils ne doivent accuser que la médiocrité de leur caractère et que leur volonté défaillante. Ceux qui ont de l’intelligence avec l’aptitude à vouloir, inventent des motifs pour s’attacher à cette vie, et, par une libre création de leur esprit, lui ajoutent un sens et un prix. C’est cette méthode du « divertissement » que déjà recommandait Pascal. Il n’y en a pas d’autre. Et peut-être à force de s’attacher à l’objet qu’on s’est soi-même imposé, et à mesure qu’en s’y attachant on en augmentera à ses propres yeux l’importance et la valeur, on arrivera à donner à toutes ses facultés un emploi. C’est cela même qu’on appelle le bonheur. En ce sens, on peut dire que chacun est l’artisan de son bonheur, et que la première condition pour être heureux c’est de le vouloir.

C’est quand on ne vit que pour soi qu’autant vaudrait ne pas vivre. Cependant on hésite à lier une autre existence à la sienne. On a peur du mariage, de ses servitudes et de ses engagemens. On craint d’aliéner son indépendance, quand on devrait avoir hâte plutôt de faire cesser son isolement. On se défie de la paternité jusqu’au jour où pour en avoir éprouvé les angoisses on en découvre le bienfait. Alors il se trouve que pour toutes choses le point de vue est changé. Parmi les avantages que nous déclarions indignes d’un souhait, aucun ne nous paraît plus méprisable, depuis que nous les souhaitons pour d’autres. La mort, que nous n’aurions pas écartée d’un geste, nous devient redoutable depuis que nous voulons l’écarter des têtes qui nous sont chères. Nous nous surprenons à être jaloux de notre propre conservation parce que des existences précieuses en dépendent. Ces mots de devoir et de droit que nous torturions en vain sans leur trouver de contenu prennent tout de suite une signification très claire. D’autres ont sur nous des droits, ceux-là mêmes que nous leur avons faits. Et nous avons le devoir précis de n’être pour eux cause d’aucune souffrance. Malheur à celui qui est seul ! Car nul ici-bas n’est à lui-même sa propre fin. Santé, gloire, richesse, quand nous les recherchons pour nous, autant de vanités. Il suffit que nous en appliquions à autrui les mérites pour que ces faux biens et ces vaines jouissances deviennent une réalité concrète et tangible. Cela est le point fixe, et ceux qui s’y tiennent ont trouvé le repos.

Hélas ! le repos n’est pas dans notre condition ; et ceux-là en sont le moins capables pour qui la nature s’est montrée plus prodigue de ses dons. L’âme humaine rêve sans cesse de s’élargir. Comme Ariel, elle demande plus d’espace. Elle veut, comme le poète mourant, plus de lumière. Le cercle des affections de famille est borné. Ne serait-il pas possible de le dépasser ? Le dévouement à quelques-uns est une forme supérieure de l’égoïsme ; n’atteindrons-nous pas aux joies désintéressées de l’altruisme ? Nous sentons bien que nous ne serons pas allés