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V

Les cultivateurs bretons ont payé cher la gloire d’avoir les-premiers en France employé régulièrement les engrais phosphatés ; quand il y a soixante ans le commerce du noir animal s’établit à Nantes, l’analyse chimique était encore peu répandue et les fraudeurs s’en donnèrent à cœur joie.

Un professeur de l’Ecole des sciences de Nantes, qui a consacré sa vie à lutter contre eux, Adolphe Bobierre, estime que, de 1840 à 1850, on a mélangé aux 1 800 000 hectolitres de noir animal vendu à Nantes comme engrais 2500 000 hectolitres de tourbe. « Cette substance vaut environ 0 fr. 80 l’hectolitre, on peut estimer au moins à 4 francs le prix auquel elle a été vendue dans les mélanges, c’est donc 10 millions de francs qui ont été prélevés sur l’agriculture bretonne par le commerce des engrais. »

Pour moraliser ce commerce, il fallut faire comprendre aux cultivateurs qu’ils n’avaient aucune sécurité s’ils n’achetaient pas sur analyse. Ce fut long, et bientôt même le mode de dosage rapide, qu’on avait imaginé, permit de nouvelles tromperies aussi préjudiciables que les anciennes. Le dosage régulier de l’acide phosphorique des engrais, très bien réglé aujourd’hui, était pénible jadis, et tant qu’on eut affaire à du noir animal fraudé seulement par des additions de tourbe ou de coke, on put employer, sans commettre de bien grosses erreurs, un procédé d’une exécution très facile, à la portée des chimistes les moins exercés. On attaquait l’engrais par de l’acide chlorhydrique bouillant qui dissout le phosphate de chaux ; on filtrait, et en saturant par de l’ammoniaque, on voyait apparaître un précipité blanc, floconneux, gélatineux de phosphate de chaux ; on recueillait sur un filtre, on calcinait et on pesait ; on avait ainsi avec une approximation un peu grossière la teneur en phosphate de l’engrais. Tolérable quand il s’appliquait à des os calcinés, ce dosage conduisit à des erreurs prodigieuses quand il fut employé pour déterminer la composition de la poudre de nodules qui s’est peu à peu substituée au noir animal ; en effet, l’acide chlorhydrique bouillant dissout dans cette poudre non seulement le phosphate de chaux, mais aussi de l’alumine et de l’oxyde de fer, et quand ensuite on sature par l’ammoniaque, on précipite pêle-mêle le phosphate, l’oxyde de fer, l’alumine, au grand préjudice de l’acheteur. Ce n’est pas tout : il existe dans le département d’Ille-et-Vilaine des schistes qui, réduits en poudre, présentent une couleur analogue à celle des nodules, et peuvent leur être mélangés sans que leur