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sont souvent que des déviations de l’esprit scientifique, et il y a des manières de déraisonner qui supposent une certaine force de raisonnement. Il n’est pas donné à tous les animaux de faire des sophismes.

Ce qui est vrai, c’est que les explications qui nous paraissent les moins scientifiques étaient les meilleures pour l’homme primitif. Il avait la crédulité de l’enfant ; plus une raison était étrange et même absurde, plus elle avait chance de le frapper : il pratiquait en grand le Credibile quia ineptum. Il n’en était pas moins déjà un animal capable de chercher et de comprendre des raisons générales et, par un progrès nouveau, universelles : c’était un animal scientifique et métaphysique. C’est aussi pour cette raison qu’il était, par excellence, un animal sociable, car il n’avait plus seulement, comme les bêtes, une sociabilité d’instinct, mais une sociabilité d’intelligence. Quoique ses sympathies fussent bornées à la tribu, elles n’en étaient pas moins le germe de cette sympathie universelle qui est identique à la plus haute moralité. De là surtout résulte l’unité morale de l’espèce humaine. Toutes les mensurations de crânes ou de squelettes n’empêcheront pas l’homme, à quelque race qu’il appartienne, d’être capable de moralité, c’est-à-dire d’action consciemment désintéressée en vue d’un autre homme ou en vue d’un groupe.

Physiologiquement l’homme primitif était plutôt un frugivore qu’un carnivore ; on peut donc croire avec Darwin qu’il était doux, non féroce comme le suppose M. Le Bon. Certaines coutumes, telles que le cannibalisme, l’abandon des vieillards, la tyrannie à l’égard des femmes, peuvent être des effets de la misère ou des nécessités de la guerre, qui elle-même fut amenée par la concurrence vitale. Les loups ne se dévorent pas entre eux, ni les lions, ni les tigres ; on ne voit pas pourquoi les hommes auraient éprouvé à l’origine ce besoin contre nature. Les mauvais traitemens infligés aux femmes par un grand nombre de tribus sauvages, l’état de servitude où elles sont tenues, la coutume même de les manger dès qu’elles atteignent un certain âge, toute cette brutalité du sexe fort peut n’avoir pas existé à l’origine. L’homme était alors proche du singe et des autres animaux ; or, parmi les anthropoïdes, la famille existe déjà : femelle et mâle font preuve l’un et l’autre d’une sollicitude touchante envers les jeunes : aussi les petits aiment-ils leur père autant que leur mère. Le gorille, la nuit, s’installe au pied de l’arbre sur lequel est solidement établi le nid où dort la famille. Au reste, les jeunes anthropomorphes, comme les nouveau-nés humains, exigent des soins constans, incapables qu’ils sont de s’aider de leurs membres et de se suffire à eux-mêmes. On ne voit pas les animaux,