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employé la chaux aux usages agricoles avant le XVIe siècle ; on admet généralement que c’est dans le Théâtre d’Agriculture d’Olivier de Serres, écrit au commencement du XVIIe siècle, que pour la première fois son emploi a été préconisé.

Il n’a pu, toutefois, prendre d’extension que lorsque la construction des chemins de fer a facilité les transports. L’arrivée de la chaux du Berry en Limousin a métamorphosé le pays. Quand au XVIIIe siècle Arthur Young le parcourt, il est ravi des sites rians qu’il rencontre à chaque étape et navré de leur solitude ; la population, écrasée par des impôts trop lourds, luttait difficilement contre son sol ingrat, la misère était profonde. Dans l’Avis sur la taille de 1765, Turgot, qui administrait cette pauvre province, écrit : « La misère des métayers est telle que, dans la plupart des domaines, les cultivateurs n’ont pas, toute déduction faite des charges qu’ils supportent, plus de 25 à 30 livres à dépenser par an pour chaque personne (je ne dis en argent, mais en comptant tout ce qu’ils consomment en nature sur ce qu’ils ont récolté). »

En 1770, à la suite d’une mauvaise récolte, « la misère générale fut telle qu’il fallut pourvoir à la nourriture gratuite des habitans. » Le paysan vivait de sarrasin pendant l’été, de châtaignes pendant l’hiver ; le peu de froment ou de seigle récolté servait à acquitter les impôts…

L’Association française pour l’avancement des sciences a tenu un congrès à Limoges en 1890 ; une délégation fut reçue par M. Teisserenc de Bort, sénateur, ancien ministre de l’Agriculture, que nous avons eu le chagrin de perdre récemment. On nous fit visiter plusieurs métairies, elles étaient propres, bien tenues ; un magnifique troupeau de ces jolies bêtes limousines, aux cornes fines, à la robe blonde, au mufle noir, était réuni sous les ombrages du parc ; les bouviers étaient des gars solides, bien chaussés, bien vêtus, la mine réjouie… En les voyant, les lamentations du bon Turgot nous revenaient à l’esprit. D’où provenait un tel changement ? Sans doute, les impôts, mieux répartis, ne sont plus écrasans ; mais si l’aisance a remplacé la misère, l’abondance la famine, c’est surtout parce que, en 1856, le chemin de fer traversant des pays calcaires, prolongé de Châteauroux à Limoges, a jeté à pleins wagons sur les terres de la Haute-Vienne la chaux que fabrique à bas prix le département du Cher.

Transporter à de longues distances, une matière aussi encombrante sur des charrettes, par de mauvaises routes, est impraticable : il a fallu que les chemins de fer fussent construits pour que la chaux arrivât dans ce pays granitique, où elle faisait cruellement défaut.