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largement rémunéré pour les services qu’il rend ; on lui alloue des fonds dont on n’examine pas de trop près l’emploi ; enfin et selon la position qu’il occupe et l’influence qu’il exerce, il dispose, en cas de réussite du parti, de quelques emplois subalternes : balayeurs publics, surveillans, quelquefois commis inférieurs, voire même agens de police. Ces capitaines de district sont tenus de remettre tous les mois un rapport régulier relevant les noms des électeurs démocrates qui ont quitté le quartier ou qui sont morts, des recrues nouvelles qu’ils ont pu faire, et aussi, à la veille des élections, un rapport spécial, résumant les précédens et précisant le nombre de voix dont le parti dispose. Ces onze cents rapports, promptement dépouillés, permettent au comité directeur de suivre les fluctuations de l’opinion publique et, la veille même de l’élection, de passer en quelque sorte en revue son armée électorale.

La surveillance que les capitaines de district exercent sur leurs électeurs est incessante. Eux-mêmes sont, et se sentent, dans la main du comité directeur de Tammany-Hall, qui peut, d’un mot, les replonger dans l’obscurité et, en leur enlevant leurs attributions et leur prestige, leur enlever le plus clair de leur clientèle. Ces postes de capitaines de district sont en effet convoités par des concurrens avides de profiter de leur déconvenue, de devenir, eux aussi, les agens actifs d’un grand parti, d’avoir leur part, si faible soit-elle, de patronage. Aussi n’est-il sorte de ruses d’Indiens auxquelles ils n’aient recours pour atteindre, sinon pour dépasser, le jour du scrutin, le chiffre de votes fixé, pour vérifier si leurs hommes déposent bien dans l’urne le bulletin de Tammany-Hall. Le vote ayant lieu au bulletin clos, il paraît impossible d’exercer une surveillance efficace. Ils le font cependant. On cite encore, entre autres moyens de contrôle, celui qu’employa un des agens les plus actifs de Tammany, un nommé Sullivan, surnommé Dry Dollar. Aux élections précédentes, il avait eu recours à des marques cabalistiques sur la partie extérieure du bulletin, mais le parti adverse avait protesté et la loi, modifiée, prescrivait le rejet de tout bulletin portant un signe extérieur visible. « Dry Dollar » n’était pas homme à se laisser déconcerter pour si peu. Il eut une inspiration de génie. Il fit délivrer à la porte, et par des affidés sûrs, des bulletins parfumés que les électeurs avaient ordre d’agiter légèrement en passant devant lui, au moment de les déposer dans l’urne. Son odorat subtil percevait l’odeur, il pointait le vote et, le soir même, constatait avec satisfaction que le résultat de son pointage était d’accord avec le nombre de votes qu’il avait annoncés au comité directeur.

Ainsi donc, d’une part, une armée de cinq mille hommes formant le comité général, armée toujours sur pied, subdivisée en