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interlocuteur, rendu méfiant, se renfermera dans un silence prudent ou dans des formules énigmatiques, vous laissant sous l’impression qu’il s’agit d’un personnage aussi puissant que redoutable, au sujet duquel l’indiscrétion n’est pas de mise et dont la police occulte est omniprésente. Cette impression sera conforme à la vérité des choses, et jamais, en fait, monarque absolu n’a exercé pouvoir plus despotique que le Boss de Tammany-Hall dans sa bonne ville de New-York.

Tout pouvoir, si incompréhensible qu’il paraisse, a sa raison d’être, son point de départ et d’appui. Celui qui s’incarne dans la personnalité peu recommandable de Richard Crocker n’est pas d’origine récente. Il faut remonter au commencement de ce siècle pour retrouver les premières montions de Tammany-Hall, qui portait, au début, le nom de « Comité démocratique républicain de la cité de New-York ».

C’était alors, comme ce nom l’indiquait, un lieu de réunions publiques, un cercle politique, semblable à beaucoup d’autres, où se discutaient les questions d’intérêt général, où se formulaient les mots d’ordre et se posaient les candidatures. Il en fut ainsi pendant de longues années au cours desquelles, grâce à son organisation plus savante, à sa discipline plus rigoureuse et à la ferveur de ses adhérens, le comité démocratique étendit son influence, fortifiant et complétant ses moyens d’action, les amenant au degré de perfection qu’ils ont aujourd’hui, et, par la mobilisation de son personnel et la concentration de ses forces, mit aux mains de son président, ou Boss, les pouvoirs les plus étendus. Les Américains possèdent au plus haut degré le don d’organiser les associations politiques ; libres dans leur action, n’étant gênés par aucune loi restrictive, ils font rendre à ces sociétés, secrètes ou publiques, leur maximum d’effet. Nous avons eu, ici même[1], l’occasion de décrire en détail le mode de fonctionnement des comités généraux et locaux pendant la campagne présidentielle, au lendemain de laquelle ils se dissolvent pour se reconstituer quatre ans plus tard. On retrouvera, dans cette nouvelle étude sur l’organisation permanente et le fonctionnement continu de Tammany-Hall, la même fertilité de ressources et d’inventions, la même habileté à enserrer dans les mailles souples et résistantes d’un filet habilement tissé, tous les adhérens du parti, la même rigoureuse discipline et la même incomparable stratégie. L’examen du mécanisme et de ses rouages multiples expliquera le degré d’action que peut exercer et la place qu’occupe l’homme qui met en mouvement ce puissant engin, et comment il

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1892.