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souveraine, celle qui s’exerce sur les âmes. Quand vous l’observez, ce n’est pas lui qui se livre : vous avez beau le fixer, c’est lui au contraire qui s’attache à vous, vous pénètre et vous poursuit de ses muettes et irrésistibles interrogations. À côté de cette figure énigmatique et saisissante, dans cette galerie Doria, pourtant si remplie de chefs-d’œuvre, les autres peintures semblent ternes et inertes ; on dirait des fantômes, tandis qu’après bien des années le souvenir que vous gardez de l’œuvre de Velazquez reste dans votre esprit, radieux et ineffaçable.

L’admiration excitée par ce bel ouvrage fut unanime. Au milieu de ces conventions routinières auxquelles obéissaient alors la plupart des artistes italiens, il paraissait d’autant plus vivant. Loin de se laisser entamer par tout ce qu’il avait vu à Rome, cet étranger manifestait victorieusement son originalité, et, au lieu des enseignemens qu’il était venu chercher, c’étaient des leçons qu’il donnait aux autres. Pour lui montrer son contentement, le pape lui avait fait présent d’une chaîne d’or à laquelle était attaché son médaillon. La belle-sœur d’Innocent X, la célèbre doña Olympia, deux des camériers du pape, son majordome, et jusqu’à son barbier, voulurent à leur tour être peints par Velazquez, et Palomino, à qui nous devons ces détails, nous apprend de plus que ces divers portraits, dont aucun ne nous a été conservé, étaient exécutés « dans la vaillante manière du Titien, avec ces pinceaux à longues hampes dont se servait habituellement l’artiste. » Outre les répliques un peu modifiées qu’en possèdent le duc de Wellington (Apsley-House) et le musée de l’Ermitage, le portrait d’Innocent X a été très souvent reproduit. On n’en connaît pas moins d’une quinzaine de copies anciennes, et Reynolds, après celle qu’il en fit lui-même, déclarait que l’œuvre de Velazquez était à son avis la plus belle peinture qu’il y eût à Rome.


EMILE MICHEL.