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réfugiée en Espagne pour éviter les persécutions de Richelieu, y fit tourner bien des têtes. Malheureusement ce portrait ne nous a pas été conservé. À peine pouvons-nous signaler, parmi les rares portraits de femmes que nous possédions du maître, celui de trois inconnues : le buste de profil du Prado connu sous le nom de la Sibylle, qui passe pour celui de l’épouse de Velazquez et dont nous avons déjà parlé ; le portrait à mi-corps de Joana de Miranda[1], une physionomie fine et avenante, avec un front haut, de petits yeux bruns intelligens, et dans la pose comme dans le costume un air d’élégance et de distinction naturelles ; enfin celui qui fait partie de la collection de sir Richard Wallace, la Dame à l’éventail, une figure bien franchement espagnole, par le type, les allures et la mise. Grande, un peu forte, mais bien prise, la dame est debout, vue de trois quarts, et l’éclat de son teint vermeil est encore rehaussé par ses cheveux bruns retombant sur ses épaules et par le ton olivâtre de sa robe. Ses deux mains sont gantées ; de la gauche elle rajuste les plis de sa mantille noire ; autour du bras est entortillé un chapelet et dans sa main droite elle tient un éventail ouvert. Malgré la coupe très simple et la couleur austère du vêtement, c’est bien là, ainsi que le remarque M. Justi, une véritable tenue de combat, nettement caractérisée par les trois accessoires obligés de la toilette d’une Espagnole de race : le chapelet qu’elle vient, sans doute, d’égrener ; l’éventail toujours en mouvement, que ses doigts agiles s’entendent si savamment à manœuvrer ; enfin la mantille dans laquelle elle s’enveloppe, cette coquette mantille, maudite si souvent par les confesseurs et les maris et qui, survivant à bien des édits royaux qui l’ont proscrite, a persisté jusqu’à nos jours. De grands yeux bruns énigmatiques, une expression placide, et un corsage ouvert un peu bas qui laisse entrevoir la naissance de la gorge, complètent cet ensemble dont M. Justi caractérise d’une manière piquante l’expression ambiguë, « mélange de passion et de froideur, de mondanité et de dévotion, de franchise et de rouerie. » En présence de cette image significative, si bien composée, exécutée en perfection, et qui n’a rien à voir avec les portraits d’apparat, il est permis de regretter que l’artiste n’ait pas eu plus souvent l’occasion de peindre avec une aussi entière liberté d’autres portraits de femmes.

Ses portraits d’hommes sont, en revanche, très nombreux et ils donnent pleinement la mesure de son talent. Leur réunion

  1. Après avoir appartenu à lord Ward Dudley, il est récemment entré au musée de Berlin.