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réunies. Est-ce, comme on l’a dit, par un reste de scrupule que Velazquez n’a point osé représenter de face sa Vénus, ainsi que l’avaient fait les maîtres vénitiens et ce même Rubens ? Sans nous arrêter à cette explication trop étrange, nous croyons simplement que la pose donnée par lui à la jeune fille qui lui a servi de modèle l’a surtout tenté parce qu’elle mettait mieux en relief la souplesse de ses formes, la fraîcheur de ce corps svelte et flexible où circule un sang généreux. Mieux encore que ses traits vaguement reproduits dans le miroir, la finesse de sa taille et la cambrure fortement accusée de ses hanches décèlent ici un type franchement espagnol, qui évêque le souvenir des gitanas andalouses.

Le Mars du Prado s’écarte encore davantage des idées que fait naître une pareille dénomination, et ce n’est là, à vrai dire, qu’un modèle d’atelier au repos, dans une attitude qui rappelle un peu celle du Penseur de Michel-Ange. Après coup, le maître a eu l’idée de l’affubler d’un casque qui met dans l’ombre son visage et de placer à ses pieds une rondache, une cuirasse et une épée. Un linge bleu voile sa nudité et il est assis sur une étoffe d’un rouge laqueux. Sans être vulgaires, les formes un peu épaisses n’ont pas grande distinction, et le maître les a copiées avec son habileté ordinaire, telles qu’il les voyait. En somme, la figure est un peu dépourvue de caractère et manque absolument de style. Dans le groupe de Mercure et Argus, la composition est, au contraire, aussi imprévue que pittoresque, et Velazquez, tout en conservant la même liberté, a su lui donner une tournure très originale. La nuit est tombée et déjà dans le ciel d’un bleu sombre, encore éclairé à sa base d’une lueur blanchâtre, les étoiles commencent à s’allumer. Sous ces clartés douteuses, les silhouettes des deux figures se détachent franchement, celle de Mercure rampant sur ses genoux et ses mains, dans l’ombre, ainsi qu’il convient au dieu des voleurs ; l’autre, — celle d’Argus accablé par le sommeil, — à demi noyée par une lumière mystérieuse dans laquelle ses formes sont très largement indiquées. L’aspect est saisissant, tout à fait décoratif, bien que dans une gamme sourde, composée de tons neutres, peu définis, mais transparens malgré leur intensité : des gris de fer, des bruns noirâtres, des bleus opposés à des roux, sans autre coloration que l’écharpe pourpre jetée sur l’épaule de Mercure. L’ensemble dénote une œuvre de la pleine maturité de l’artiste, d’une harmonie très personnelle et parfaitement appropriée au sujet.

Obligé, pour se plier aux caprices de son maître, de varier à chaque instant ses travaux, Velazquez passait au gré de Philippe IV