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inoffensive, presque intelligente, avec ses grands yeux, son large front, sa moustache finement retroussée. Celui-là a sa manie : il joue au savant, et Velazquez l’a peint absorbé dans ses pensées. Gravement vêtu de noir comme un docteur, il est installé dans la campagne avec son écritoire, ses livres, ses cahiers, et porte sur ses genoux un in-folio presque aussi grand que lui. Ce Primo, comme on l’appelait, était un des favoris du roi ; il faisait partie de tous les voyages de la cour, et Olivarès, devenu avec le temps plus sombre que son maître, aimait à l’avoir près de lui dans son carrosse.

C’est avec sa sincérité absolue et sa parfaite entente de la figure humaine que Velazquez a scrupuleusement donné à chacune de ces fidèles images son caractère particulier. Sauf dans la dernière, on voit percer chez ces victimes des fantaisies royales je ne sais quel ressentiment de l’office d’amuseur qui leur est infligé, comme une expression de révolte et de menace. Plus d’une fois, en effet, usant des immunités qui leur étaient accordées, on les voyait tourner en ridicule les plus grands personnages de la cour, et à force d’insolence et de grossièreté, se venger à leur manière des insultes auxquelles ils étaient eux-mêmes exposés. Il y a quelque chose de plus et de mieux, au contraire, dans deux autres portraits qui appartiennent aussi à cette catégorie. Ce ne sont plus, il est vrai, des bouffons ni des fous dont il s’agit ici, mais des innocens et des simples. L’un d’eux, et Niño de Vaccares, un pauvre corps malingre, tout déjeté, à mine souffreteuse, regarde vaguement devant lui de ses yeux vides, tout empreints d’une indicible tristesse. L’autre, l’Idiot de Coria, el Bobo, est plus touchant encore. Accroupi par terre, il sourit tristement à son peintre, et, comme s’il était gagné par la commisération que celui-ci lui témoigne, il bat des mains pour montrer son contentement. À la contraction de son front, on devine le travail qui se fait dans cette cervelle atrophiée, afin de suivre quelque ébauche d’idée qui la traverse. On dirait que cette intelligence rebelle s’est ouverte à la pitié qu’il a rencontrée dans une âme d’élite. Et c’est ainsi qu’avec le plus humble modèle le maître a su faire une œuvre émouvante, qui révèle à la fois la bonté de son cœur et l’éclat de son talent.

Les deux tableaux désignés sous la dénomination assez imprévue d’Ésope et de Ménippe nous offrent, en revanche, des personnages fort peu intéressans. Dans la pensée de Philippe IV, qui les avait commandés à son peintre, ils étaient destinés à être exposés au château de Torre de la Parada, en pendant à un Héraclite et un Démocrite, œuvres assez médiocres de la jeunesse de Rubens et qui devaient singulièrement pâtir d’un pareil voisinage.