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rare bonheur, le maître, en s’inspirant de la seule vérité, a su donner à la scène toute sa signification pittoresque et morale. La disposition en est aussi simple qu’habile. Au-dessus des assistans, se déroule le vaste panorama de la ville avec ses fortifications, les deux cours d’eau qui s’y réunissent et, plus près, les bastions et les travaux élevés par les assaillans au milieu d’une plaine immense qui à l’horizon va se confondre avec le ciel. De part et d’autre sont rangés les deux états-majors : à gauche, les Hollandais moins nombreux ; à droite, les Espagnols, et au milieu, dans l’espace laissé libre, les deux personnages principaux vers lesquels le regard est ainsi naturellement amené. Le comte de Nassau, légèrement incliné, remet les clefs de la place à Spinola qui, d’un air aimable, lui pose affectueusement la main sur l’épaule, comme pour le réconforter. Sans allégorie, sans aucune des conventions rebattues, l’ordonnance est ici tellement claire, les faits sont si nettement spécifiés que le spectateur le moins au courant comprend à première vue de quoi il s’agit. Si peu qu’il prolonge l’examen, tous les détails concourent à renforcer son impression. Partout l’air et la lumière circulent à flots, enveloppent et baignent les objets, mettent du jeu entre les divers personnages et entre les groupes. Quant à l’harmonie, où dominent surtout les bruns et les bleus répandus dans le tableau, elle est à la fois contenue et très vivante. Une infinité décolorations diverses relèvent cette dominante et s’unissent ou s’opposent à elle avec un à-propos exquis. C’est le fond gris bleuâtre du ciel et de l’horizon, ce ton léger, nuancé, indéfinissable, familier à Velazquez, et sur lequel ses figures se détachent si franchement, en clarté ou en vigueur ; puis ; au-dessous, cette zone de terrains neutres et olivâtres, qui met un soutien et un repos au centre de la composition. Çà et là des fumées rousses ou blanchâtres, des ombres qui courent sur la plaine, des étendards qui flottent, des casaques multicolores, toute la diversité des contrastes que peuvent présenter entre eux les verts et les roses, les jaunes et les gris de fer, viennent renforcer la tonalité générale et l’animent sans en rompre l’unité. Que dire enfin de cette exécution incomparable, toujours appropriée aux objets, proportionnée à leurs distances respectives, toujours libre, élégante, pleine d’abandon, de grâce et de sûreté ? Derrière cette facilité apparente se cache une habileté merveilleuse ; mais, à vrai dire, on n’y pense pas et il semble que rien ne soit aussi aisé que copier cette toile si bien faite pour attirer quiconque manie un pinceau. Et cependant ceux qui ont cédé à la tentation ont appris à leurs dépens tout ce qu’une pareille entreprise recèle de dangers.