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figures et rehausse encore leur éclat. Ces figures, — il y en a plus d’une centaine, sans compter les personnages des plans reculés, ni les animaux, — sont si bien groupées, si bien rendues dans leurs allures et leurs physionomies propres, elles ont une telle diversité de vie, qu’on ne se lasse pas de les regarder. Tout délicieux qu’ils soient, nos bonshommes du Louvre, no 1734, indiqués un peu sommairement par un frottis léger et campés comme au hasard, n’en sauraient donner l’idée. Et notez qu’avec cette profusion de détails, tous intéressans, tous exquis, le tableau est d’une unité parfaite, tant les valeurs comme les taches y sont heureusement réparties, les colorations franches et les passages discrètement ménagés. On y sent l’œuvre de la pleine maturité d’un peintre qui n’a d’autre préoccupation que de se satisfaire lui-même, sans l’ombre de courtisanerie, car le roi est si peu en évidence qu’on a quelque peine à le distinguer parmi les cavaliers qui l’entourent. Mais cet esprit si ouvert, cet œil qui voit si bien et cette main qui proportionne avec tant d’à-propos son travail aux choses, agissent ici de concert et s’accordent pour maintenir le parfait équilibre du tableau. Sans céder jamais à la virtuosité, Velazquez nous donne l’illusion d’un art qui s’épanouit aussi naturellement qu’une fleur ; et jamais, croyons-nous, aucun peintre n’a dû goûter à ce point le plaisir de créer à profusion et avec un tel charme la vie dans ses acceptions les plus diverses.

Vers la même époque, dans un ouvrage sinon meilleur, du moins d’un ordre plus relevé, il allait donner une expression encore plus accomplie de son intelligence et de son talent : nous voulons parler du tableau de la Reddition de Breda, généralement connu sous le nom des Lances. Le fait d’armes qu’il retrace était de nature à émouvoir le patriotisme de la nation. C’était la seule action d’éclat du règne, et à raison de l’importance de la place et des difficultés de l’entreprise, les généraux espagnols hésitaient à commencer le siège de cette ville, quand Philippe IV écrivit à Spinola cet ordre laconique : « Marquis, prenez Breda ; moi, le Roi. » De part et d’autre, la lutte s’était alors engagée avec une ardeur et une ténacité extrêmes, lutte en quelque sorte académique, dans laquelle, sous les yeux de l’Europe entière, toutes les ressources de la stratégie étaient mises en œuvre par des chefs dignes de se mesurer. Des canaux, des digues, des travaux immenses de circonvallation poussés activement pendant une année entière, avaient enfin amené les assiégés à accepter la capitulation, d’ailleurs très honorable pour eux, qu’ils signaient le 2 juin 1625, et la remise des clefs de la ville avait lieu