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il s’était fait aménager à sa guise, dans un district très giboyeux, le petit château de Torre de la Parada qu’il avait entièrement décoré de tapisseries ou de tableaux dont les sujets spéciaux avaient été commandés aux meilleurs artistes. Les diverses manières de chasser y étaient figurées ; une entre autres qui n’était guère usitée qu’en Espagne, la chasse à la toile, la Tela Real. Dans une contrée propice et choisie à cet effet, un grand espace de terrain était entouré à l’avance de toiles maintenues, de distance en distance, par des piquets. Une ouverture d’environ deux cents pas y était ménagée, vers laquelle les rabatteurs poussaient le gibier ; quand ils pensaient qu’ils l’avaient ainsi rassemblé en assez grand nombre, on formait cette ouverture, et au milieu de la première enceinte on en formait une nouvelle garnie de deux ou trois épaisseurs de toiles plus élevées. C’est là que les bêtes refoulées étaient assaillies par les chasseurs invités et que le roi leur donnait le coup de grâce. Il y avait à peu près chaque année trois de ces grandes chasses qui occasionnaient une dépense de plus de 80 000 écus[1]. Velazquez, en historiographe fidèle, ne pouvait manquer de retracer quelques-uns des épisodes pittoresques que lui fournissait un exercice pour lequel son maître était si passionné.

On conçoit la difficulté de réunir dans une même composition tous les élémens de pareils épisodes pour on former un ensemble. Bien des artistes s’y étaient essayés sans succès et au musée même du Prado on peut juger de l’inutilité de leurs tentatives. Les deux tableaux de Cranach, représentant des chasses de Charles-Quint à Moritzburg en 1544, ne sont que des œuvres incohérentes et confuses, presque grotesques ; et un autre tableau de P. Sneyers, — une vue à vol d’oiseau dépourvue de tout mérite d’art, — ne donne que très imparfaitement l’idée du sujet qu’il a voulu traiter. Avec sa vive intelligence, Velazquez a bien compris, au contraire, tout le parti qu’il pouvait tirer de ce genre de scènes. Bien des fois, sans doute, il avait accompagné son maître dans ses chasses et voyant le plaisir que celui-ci y trouvait, il s’était, avec sa bonne grâce habituelle, prêté à tous les caprices de Philippe IV. Des documens cités par M. Justi nous montrent, en effet, l’artiste peignant pour le roi non seulement des natures mortes où étaient rassemblées plusieurs pièces de gibier, mais jusqu’à des bois de cerf de grandes dimensions qui provenaient d’animaux abattus par le prince. Bien qu’assez détériorée, la Chasse au sanglier de la National Gallery (no 197), — la collection de sir Richard

  1. On y employait environ 300 personnes, et les toiles qu’on faisait venir des Flandres composaient le chargement de plus de vingt chariots.