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esprit. Ils devenaient, avec le temps, plus ‘sensibles à ces plaisirs à mesure qu’ils les connaissaient mieux, et quelquefois même ils cherchaient à introduire de quelque façon dans leur village et dans leur demeure ce qui les avait charmés ailleurs. On pense bien que les tentatives de ce genre n’allaient pas sans quelque résistance. Ces nouveautés ne pouvaient pas plaire à tout le monde, beaucoup sans doute s’en méfiaient et voulaient rester fidèles aux anciennes traditions. Il s’élevait donc entre eux et les partisans du progrès des luttes dont le souvenir ne s’est pas tout à fait perdu. On a découvert, à quelques lieues de Sétif, une mosaïque intéressante qui représente la tête de l’Océan, avec des Néréides montées sur des monstres marins. Au-dessous sont écrits deux distiques dont voici la traduction :

« À ce spectacle divin, que l’envie crève de dépit, que les langues insolentes cessent chez nous de murmurer. Par le goût des arts nous dépassons nos pères. C’est un charme de voir resplendir dans nos demeures cet ouvrage merveilleux. »

L’éloge est assurément fort exagéré ; il n’y a rien, dans la mosaïque de Sétif, de « merveilleux » ou de « divin », mais cette explosion d’enthousiasme naïf nous montre le plaisir que causait à ces âmes neuves leur initiation à’ la vie civilisée. Il n’en faut pas douter, c’est en visitant les villes romaines que le désir « de dépasser leurs pères par le goût des arts » leur est venu, et voilà pourquoi les Romains prenaient tant de peine et dépensaient tant d’argent pour les bâtir. Comme elles étaient ouvertes, elles ne pouvaient pas leur servir de défense ; c’était plutôt un appât qu’ils tendaient à la barbarie, et, pour qu’elle s’y laissât prendre, on comprend qu’ils les aient faites aussi somptueuses que possible.

Telles étaient les réflexions qui me venaient à l’esprit pendant que, de la citadelle byzantine, je regardais le soleil se coucher sur les ruines de Timgad. Au retour, en traversant, de nouveau le Forum, en longeant le théâtre et le Capitole, je me disais qu’une critique difficile et délicate habituée à la perfection de l’art grec trouverait sans doute ici beaucoup à reprendre, et que toute cette architecture officielle pourrait lui sembler monotone et froide. Mais quelque reproche qu’on puisse adresser à ces monumens, quand on les compare à ceux qui leur ont servi de modèle, il est juste de ne pas les traiter avec trop de rigueur, et l’on doit, en les jugeant, ne pas oublier la part qu’ils ont eue à la civilisation de l’Afrique.


GASTON BOISSIER.