Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/856

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

divinités officielles qu’on prodiguait sur les places publiques. Un édile de Constantine qui, le 5 avant les ides de janvier avait promis à ses concitoyens d’élever une statue à la Concorde, la dédia moins de deux mois après ; ce qui prouve bien qu’il l’avait achetée toute faite. Les ouvrages de ce genre, qui se copiaient les uns les autres et qu’on trouvait en nombre dans les ateliers, devaient souvent être vendus au rabais. À Calama (Guelma), où le culte du dieu des mers était très populaire, on pouvait avoir un beau Neptune, digne de figurer sur le Forum, pour quinze cents et même pour onze cents francs. On pense bien qu’à ce prix il n’était pas possible d’exiger un chef-d’œuvre, mais on ne demandait pas la perfection. Ces bons provinciaux se contentaient plus facilement : aussi l’art qui paraît s’être le mieux acclimaté chez eux c’est la mosaïque. Elle convient parfaitement au climat ; elle s’accommode à la rigueur d’une certaine médiocrité d’exécution ; elle peut être fort agréable même quand elle se borne à reproduire de simples ornemens qui demandent à l’artiste moins de talent et de soin que la figure humaine. On peut donc faire de la mosaïque à tous les prix, ce qui permet de l’employer à décorer les maisons particulières, même les plus humbles. Aussi la mosaïque a-t-elle pénétré partout en Afrique[1]. Elle y a produit de très beaux ouvrages, mais les plus médiocres même ont leur intérêt, quand on songe qu’ils nous montrent comment les pauvres gens se sont donné, dans la mesure de leur fortune, les jouissances des personnes riches et éclairées. Il y avait donc une sorte d’éducation qui se faisait toute seule dans les grandes villes et à laquelle personne n’échappait. À force d’avoir sous les yeux les monumens dont elles étaient remplies et de fréquenter les artistes qui les avaient bâtis ou décorés, on se familiarisait avec les arts et l’on finissait par en prendre le goût et l’intelligence.

Mais ce n’était pas assez que l’effet s’en fît sentir aux habitans des villes. On n’avait pas besoin, après tout, de se donner tant de peine pour eux. Du moment qu’ils avaient consenti à s’enfermer dans une cité romaine, ils étaient à moitié gagnés et ne

  1. On peut consulter, sur les mosaïques de l’Afrique, les travaux de M. Héron de Villefosse et de M. Gsell. M. de la Blanchère en a réuni, au musée du Bardo, à Tunis, une très riche collection, qui donne une idée très avantageuse de l’art africain. En général, les artistes qui les ont exécutées n’y mettaient pas leur nom et sont aujourd’hui inconnus. Nous en connaissons pourtant un, qui s’appelait Amor, et qui était de Carthage ; il avait étudié dans l’atelier de Sennus Félix, à Pouzzoles, et il a signé, avec son maître, une composition qui s’est retrouvée dans la Gaule, à Lillebonne.