Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/855

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des places peuplées de statues, des temples entourés de portiques, des thermes, des théâtres, tout ce qu’ils avaient coutume de voir en Italie. Faut-il croire qu’ils n’obéissaient qu’à l’entêtement d’une vanité étroite, et qu’ils étaient esclaves de mesquines habitudes ? Je ne le pense pas ; il me semble que leur politique y trouvait son compte.

Nous en serons convaincus si nous songeons aux conséquences que devaient amener avec le temps ces innombrables constructions sans cesse entretenues et renouvelées. Pour bâtir ces édifices, pour les orner et les réparer, il fallait bien qu’il se fondât, dans ces pays barbares, des écoles d’artistes et d’artisans. Il y en avait en effet un grand nombre, et nous voyons que les empereurs étaient fort occupés à les encourager. « Nous avons besoin qu’on forme beaucoup d’architectes, » écrit Constantin au proconsul d’Afrique ; et il lui demande de pousser de ce côté les jeunes gens de dix-huit ans qui vont finir leurs études. Il veut qu’on les décide à choisir ce métier par des exemptions d’impôts pour eux et leurs parens, et qu’on leur donne un salaire convenable pendant qu’ils seront occupés à l’apprendre. Les peintres ne sont pas moins favorisés que les architectes. Une loi de Valentinien Ier ordonne de leur concéder gratuitement des boutiques et des ateliers où ils exerceront leur art ; elle ajoute que les magistrats ne doivent pas exiger d’eux des portraits de la famille impériale, ou leur demander de décorer pour rien les monumens publics, ce qui sans doute devait se faire souvent. Quant aux sculpteurs, il était bien nécessaire qu’il y en eût dans les villes comme Timgad, où les statues sont en si grand nombre. Celles des bienfaiteurs de la cité, dont nous venons de voir qu’on remplissait le Forum, ne pouvaient être exécutées que sur place. Il arrivait souvent que les gens dont on reproduisait l’image appartenaient à un monde des plus modestes. À Auzia (Aumale), un ancien décurion fait placer sa statue et celle de sa femme sur son tombeau, et il lègue une rente de trois deniers au gardien du monument pour qu’à certains anniversaires il les nettoie, les parfume, les couronne de fleurs et allume deux cierges devant elles. Il n’est pas probable que l’ancien décurion ait fait venir de loin un sculpteur renommé, il a dû le trouver chez lui ou dans les environs. Ces artistes de petites villes, toujours prêts à exécuter les commandos de leurs compatriotes, devaient en outre avoir chez eux, en provision, un certain nombre de statues toutes prêtes, dont le débit était certain, par exemple celles des dieux les plus honorés ou de l’empereur et de sa famille[1], la Victoire, la Fortune Auguste, ou d’autres

  1. Il est vrai que, comme les empereurs changeaient assez souvent, les sculpteurs étaient exposés à garder en magasin les statues de l’empereur mort ou détrôné, mais ils avaient alors une ressource : ils remplaçaient la tête de l’ancien prince par celle du nouveau. C’est un procède dont ils ont souvent usé.